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Les mots d'hugo

recueil de nouvelles

Renaissance 2015 (Nouvelle 6 et fin)

24 Février 2023 Publié dans #recueil de nouvelles

Renaissance 2015 (Nouvelle 6 et fin)

Renaissance.

 

 

 

 

 

 

Je ne sais plus quand j'ai pris conscience de mon existence. C'est d'ailleurs l'une des rares informations dont je dispose pour le moment, l'autre étant liée à l'environnement dans lequel j'évolue et que je qualifierais de liquide. Le reste de mes perceptions n'est que sensations, tout comme cette profonde et étrange intuition qui me laisse supposer que je suis tombé là, dans ce lieux, cet état inconnu, après une chute vertigineuse.

Brusquement, la clairvoyance s'est installée. D'un éclair fulgurant, elle a levé le voile éthéré qui couvrait l'immensité de ma conscience, implantant la notion de vie dans mon esprit qui vient de s'éveiller.

Je suis en vie, dans l'eau, maintenant en proie à un flot d'images, à la paroxysmique brutalité, qui me fait découvrir les enjeux, les conditions contractuelles, qui mèneront mon destin.

Cet afflux bestial de souvenirs me ramène vers l'humanité que j'ai, finalement, souvent visité, vers toutes ces vies vécues parmi les hommes où ailleurs dans les étoiles. Et mon esprit vacille sous cette avalanche d'incarna­tions qui s'enchaînent à une vitesse si vertigineuse qu'en un éclair de temps, elles m'ont reconduit au présent.

Mais, le temps de comprendre où je suis et ce qui m'attend, les multiples expériences se sont envolées, comme si une part insoupçonnée, voir inconnue, de moi-même se refusait à intervenir dans ma vie ; ce qui sur terre s'appelle le libre arbitre, tant en terme de choix créatif que de servitude énergé­tique. Cette perte me permet pourtant de réinstaller l'équilibre dans mon esprit et de poser les bases de cette nouvelle réalité.

 

Je suis dans le ventre de ma mère, pas encore assez développé pour définir mon état, mon environnement, autrement que par ma conscience, ne disposant pas encore d'autres sens, d'autres moyens d'investigations, de compréhension. Mes organes ne sont pas encore différenciés, pas même en phase de conception, j'ai juste assez de matière, assez de consistance pour per­cevoir cette eau qui m'effleure, mais rien de plus.

En fait, je ne me sens pas prêt à prendre contact avec cette nou­velle existence, avec cette nouvelle expérimentation de ma spirituelle émer­gence, pas prêt à couper le cordon qui m’apparente si intensément à cette inef­fable et impalpable totalité.

A cet instant, mon plus profond désir, ma plus intime envie, serait de ne pas quitter ce sublime état, de ne pas perdre définitivement toutes mes mémoires, toutes mes références, pour le voyage matériel de l'oubli. Cependant je sais en mon for intérieur que je n'ai plus le choix. En fait, ils ont été faits il y a longtemps, mais cela s'est perdu avec le reste. Il est trop tard pour reculer, trop tard pour ne pas faire le grand saut, trop tard pour ne pas plonger avec frénésie au cœur de cette humanité et oser l'expérience de cette forme d'existence, de cet état de cognition, de perception qui, à travers l'expérience libère l'âme de ses contingences matérielles, de son implication à l'expansion, pour la rendre à l'ineffable dans la pleine connaissance, la complète compréhension de son iden­tité partagée.

Mais l'inévitable et indispensable séparation a déjà commencé le formatage de ma mémoire atomique et enflamme mes sens, glace mes émo­tions, tant elle semble étirer mon âme à travers l'univers comme si elle tentait de s'imprégner, une dernière fois, de cette essence absolue dont il lui faut se dé­partir pour, peut-être, mieux la retrouver. Cependant, malgré la souffrance que ressent mon âme en se repliant vers la matière, malgré la sensation d'arrache­ment, d'abandon, qui torture mon esprit, malgré cette identité en phase de per­sonnalisation, c'est une joie profonde, porteuse d'une intense jouissance, qui m'envahit pour l'instant. Un élan si intense, si puissant, qu'il balaye tous les affres du déchirement qui scinde ma conscience afin d'expérimenter une nou­velle facette de ma réalisation, de mon accomplissement et participer ainsi à l'élévation de toute la création.

Ce bonheur émane aussi du milieu liquide dans lequel je me trouve. C'est un environnement calme, paisible, protecteur où je me sens extra­ordinairement bien. Il imprègne les trois quarts de cette substance qu'il baigne de sa présence, de son énergie et son essence, pour donner naissance à la ma­tière puis à la vie organique. C'est son plaisir, son désir, sa part de créativité, sa raison d'être. Il est l'un des éléments essentiels de cette création organique qui s'offre à mon âme, s'invente pour elle, afin qu'elle puisse sillonner les rives de la psyché, de la découverte et du libre arbitre qui conduit indubitablement à la réunification substantielle et indivisible de l'être ; comme un point d'orgue aux passages successifs de l'âme dans la matière.

Pour l'instant, cette mémoire se délite , l’euphorie environnemen­tale s'est emparée de mon esprit, a pénétrée sa matière, pour défaire lentement les liens si tendus qui me relient encore à l'univers. En plongeant dans ce li­quide, dans cette vie, j'abandonne le passé, j'accepte cet éclair fugace de l'incar­nation, cette brusque, totale et essentielle séparation. Je laisse tout pour le voyage le plus court de la création et, qui sait, peut-être le plus intense.

 

Je plonge maintenant avec délice, avec béatitude, vers la matière, prêt à embrasser l'existence, sa cohorte de joies, de bonheurs, de souffrances, de peurs. Prêt à tous les sacrifices, à toutes les expériences vers lesquelles se tend mon âme qui, pour l'heure, se pâme sous la splendeur de l'instant et sous l'im­pulsion de la vie qui, telle une transe, pousse mon être vers une plage d'incons­cience, de fascination et d'absence ; la matière appelle toutes les énergies à se concentrer en elle, annihilant toute tentative d'accès à la conscience, tandis qu'elle tisse le canevas de mon existence.

 

Cette implosion m'a propulsé si loin sur les rives immatérielles de la vie que le retour est abrupte, presque violent. La conscience est de nouveau accessible, plus intense, plus vive qu'il y a peu. Elle s'est enracinée dans mon es­prit, dans ma chair, pour poser un voile de plus sur mes origines, mon essence. Insidieusement elle m'incarcère dans cette matière où l'évanescence s'oppose à la présence, n'ayant pas souvenance d'être une forme de sa descendance.

Sous le masque du combat guerrier de l'existence, se cache le vi­sage bienveillant et formateur de l'oubli. Celui qui excuse tout, peut tout accep­ter, tout comprendre, n'a pas connaissance de, mais est connaissance, étant fi­nalement à l'origine de tout. Celui qui surfait les vagues imaginaires du rien, du vide, avant qu'il ne sorte de cette amnésique illusion, avant qu'il ne fasse naître de sa dérive psychotique l'énergie qui inventerait l'inimaginable, l'amour ; la toute première chose, le tout premier élément.

C'était un moment béni, paisible, au-delà du sublime, de l'absolu, où l'oubli comprit qu'il n'avait pas d'existence et prit conscience de n'être pas. De cette non existence, cette négation de lui-même, s'éleva la plus immature de toutes les énergies; la division. Et cette primordiale et basique dichotomie fut l'étincelle qui mit le feu aux poudres du plus invraisemblable et inventif délire créatif ; le tout !

L'amour tendait la création de son omniscience, la paraît de son omniprésence, en quête de la sublime révélation déflorant les limites de sa propre projection ; de son éternelle expansion reviendrait l'oubli et, comme de­puis la nuit des temps, tout recommencerait au point de départ faisant naître de cet essor la plus improbable des résultantes, la concentration ; cette unification qui abolit toute forme d'antagonisme. Alors l'histoire s'écrirait une fois encore, jusqu'à ce qu'enfin, l'absolu rêve la vie dans la plénitude de son existentielle ex­pression ; Un !

 

Je suis, moi aussi, sauvagement assaillit par une apraxie galopante qui m'emprisonne plus intimement dans cette substance qui s'est modifiée, sans que je ne m'en aperçoive. Tout à l'ivresse de cette dégénérescence mémorielle, je me suis installé dans ce noyau de matière qui s'affranchissait de ma présence et s'est mu en une étonnante matrice que je découvre peu à peu. Cette exploration de moi-même personnifie des sens qui finissent de m'attacher irrémédiable­ment à mon corps.

Les derniers fragments de souvenirs universels s’abîment dans la part éthérée de ma psyché ; mon inconscient. Je me retrouve seul, perdu, dans cette consistance qui semble désormais circonscrire les limites de mes percep­tions.

A l'intérieur de cet agrégat anatomique, l'esprit s'est installé puis développé, acceptant de partager sa destiné avec cette surprenante extension existentielle. Cependant il se trouve limité par la conscience qu'il a de lui-même, de sa présence, comme s'il avait l'intuition de quelque chose l'animant en se­cret ; au plus profond, il est sa propre limitation. Mais cette forme de psycho-ri­gidité cache en fait ses véritables intentions, la transcendance et la réalisation de l'être dans son essence par le retour à l'origine ; un retour à la source mené tambours battants par l'effrayant rythme syncopé de l'angoisse et de la peur.

Cette terreur est issue de la conscience létale de la matière qui dé­couvre avec stupeur l'unique dimension lui appartenant pleinement, celle de la temporalité, et donc de la fugacité de son existence. Cet effroi ne concerne pour­tant que la structure, l'esprit, bien qu'impliqué, semble percevoir une autre di­mension de sa destiné, comme si la force, qui anime la vie, la conscience, avait malgré l'amnésie, malgré les doutes, les illusions, tissé un canevas énergétique si intense, qu'il était impossible d'en briser tous les liens, de s'en extraire.

 

A l'extérieur, la substance s'est transformée en corps, bien qu'elle ne soit pas encore arrivée au terme de son évolution. Cependant cette nouvelle physionomie s'est dotée d'un système de perception tout nouveau, le toucher. Par son biais, j'ai pris connaissance de ma nouvelle conception, ce qui a installé en moi une véritable fascination puis a soulevé une intense vague émotionnelle.

 

J'ai maintenant des bras, des jambes, au bout desquels des doigts palmés se sont individualisés. Je profite de ses nouveaux appendices pour me palper, pour découvrir cette plastique qui va se modifier et m'accompagner pour le temps qui lui est imparti.

Je tâte ce qui semble contenir mon esprit, avec ses deux énormes protubérances paraissant vouloir s'extraire de l'endroit, tant elles se tendent vers l'extérieur, comme attirées par une incompréhensible et indéfinissable en­vie. Sous ses bubons inactifs s'ouvrent deux petits trous, en surmontant une plus petites paires, puis un quatrième qui apparaît béant tant il est démesuré par rapport à ses comparses. C'est par cet orifice que je respire l'eau de celle qui est ma mère, ma conceptrice, ma génitrice. Une eau qui installe une tempête d'images faites de sentiments, d'émotions, ne m'appartenant pas et qui, pour­tant, seront les déclencheurs influençant mon métabolisme, mon identité, mon histoire, à travers les énergies que j'aurai partagées et la façon dont je les aurai intégrées.

Toujours au fait de ma tactile exploration, je laisse mes mains pal­mées arpenter ce corps en formation. Ce petit corps recroquevillé sur lui-même comme pour concentrer quelque chose dans sa texture, comme pour protéger la part la plus essentielle de son identité, le cœur, qui, à l'encontre de l'expansion universelle, sublime le plus subtil des compactages atomiques ; lui-même.

Cet amphibien n'a pour l'instant rien de l'humain qu'il deviendra, sous cette énorme tête aveugle et dévisagée, un prolongement en phase de den­sification descend jusqu'à mes pieds, formant une sorte d’étonnante queue. Cette découverte déstabilise quelque peu mon esprit, même si l'image de la structure finale flotte, quelque part, dans les méandres de ma psyché. Pour l'instant, cette forme d'appartenance au règne animal tend la part d'humanité qui fibrille déjà dans la matière comme pour l'obliger, d'une certaine manière, à accepter la dualité comme référence, à faire des choix lourds de conséquences décidant de la marche hypothétique du destin. Cette exigence inonde ma conscience d'une forme de prescience imprimant dans mon cortex toutes les dé­rives évolutives possibles, toutes les hypothèses envisageables. Puis la valse ef­frénée s'estompe, se calme. Le tourbillon cesse, laissant place à la paix, la séré­nité.

Cet immobilisme apparent n'est que le reflet de la plus intime des révélations que l'univers puisse me faire, celle qui concerne mon avenir, mon devenir. Tout ce qui renferme les clés de cette existence que je m'apprête à em­brasser de nouveau pour l'expansion de l'univers, de la conscience, de l'identité, mais aussi et surtout, pour la réalisation de l'être à travers la merveilleuse éner­gie d'amour qui anime l'indicible, l'inconcevable ; l'omniprésence vient de m'être révélé.

Tout est là sous mes yeux dans l'expression de la simplicité de la vie, de son essence. Les points cruciaux installent un éventail d'images d'où dé­coule d'autres gammes événementielles en fonction des choix appliqués lors des passages charnières de mon existence. Je surfe sur toutes les dérives existen­tielles envisageables de mon devenir, cherchant avec frénésie le fil ténu qui tis­sera mon destin tandis que mon inconscient me souffle de ne pas m'attacher au voyage mais à la destination. L'intuition libère la vérité, la lumière, la clarté, s'arrêtant sur l'essentiel, le primordial, les points de départ, d'arrivée. Ils sont tous deux et le but, et l'origine, le fondement et sa négation, ils sont la vie dans sa forme la plus élaborée ; la conscience.

 

Cette fois-ci, s'en est fini des songes d'autrefois, des souvenirs an­ciens. Il n'y a plus que cet intense, cet irréel éclat lumineux qui pourfend mon corps, sépare mon esprit. Je revisite, pour la dernière fois, les tenants et les aboutissants de cette incarnation tandis que mon entendement incruste ces ré­férences dans la partie immergée de ma conscience qui restera toujours reliée, au-delà de mon désir, de ma volonté, à l'origine. J'y lis l'inéluctable approche de la scission finale et définitive de ma cognition. Je vais perdre cette part d'éthéré qui me touche au plus profond, comble mon essence, la sacrifier sur l'autel de la chair pour en extraire la quintessence spirituelle, cette âme qui, sous le couvert de l'inconscient, contemplera l'omniprésence.

Cependant la cognitive rupture, qui s'installe avec douceur, presque avec indolence tant elle se sait inéluctable, prends le temps malgré la fracture qui se déchire, de plonger dans mon esprit au cœur de la matière.

Je découvre la substance qui me compose, cette viande si pleine d'animalité, de désirs, de pulsions et d'envies. Puis, ma perception s'approfon­dit, s'intensifie, me propulse dans l'univers atomique où les désirs s'estompent, se fondent en un profond sentiment de jouissance sous l'impulsion primordiale de la vie. Et enfin, la sapience perce le dernier voile de l'illusion matérielle et ouvre l’espace subatomique. Elle transcende l'approche sentimentale, l'op­probre émotionnelle et efface toutes traces d'identification, de personnalisation, au profit de la plus microscopique énergie animant la création ; l'amour.

J'ai retrouvé la source, l'élixir de la vie, suis revenu à l'origine, à ce triptyque énergétique qui, sous le couvert de la division, est en quête de la plus ultime des unités. Et, tandis que mon âme s'irise d'une intense pulsion de bon­heur, mon esprit retombe vers la densité, la matière. Il reflue sans précipitation, évaporant avec minutie les restes de liens universels, déchirant avec application les pans de ma mémoire primale, inutiles à cette incarnation, pour laisser cet ensemble dériver lentement vers les limbes de l'inconscience. Cette entrée en matière fait naître un subtil et douloureux sentiment de désunion, de sépara­tion, voir de déstructuration qui touche et blesse si profondément ma psyché qu'elle ne ressent pas la surprenante trame énergétique, conçue par l'éloigne­ment spirituel, tisser des liens éthérés et pourtant profonds, pourtant intenses, avec cette chair l'accueillant à nouveau.

Puis, laissant derrière lui l'apathie sentimentale, l'esprit se rac­croche à la conscience dans sa globalité, avec la part la plus impalpable de son identité. Alors, il perçoit le merveilleux canevas énergétique qui le lie, l'attache si intimement à la matière. Un arachnéen réseau dont la cognition est le point central, l'indéfectible lien délétère qui signe mon appartenance à l'universelle condition, à l'indicible infinité de dimensions et qui, pourtant, pose son omni­science, sa présence dans la plus abrupte des matérialités. Un vaporeux lacis dont le finalité est la fusion d'une parcelle de ma conscience dans cette chair que je perçois maintenant différemment, plus intimement, plus instinctivement et dont je commence à ressentir les premiers émois.

De ce corps, de ses particules, émane un intense sentiment de joie, de bonheur absolu. Une euphorique émanation du fondamental plaisir, s'appa­rentant à de la jouissance, éprouvé par la chair sous les impulsions sublimi­nales de l'être et sous l'implosion subatomique de la vie l'imprégnant, plus inti­mement, à chaque instant. Une communion posant les bases d'une communica­tion authentique, fondamentale ; unique chemin d'accession à l'unification de l'esprit et de la matière, à la transcendance de l'existence.

 

Suite à cette éruption extatique, la part animale de ma psyché s'est lancée sur le réseau énergétique. Elle fouille cette dimension en quête de toutes les connexions matérielles par le biais desquelles elle pourra imprégner la chair de toute son émotionnelle pulsation ; la personnaliser. Quand elle y est parve­nue, elle a doté la matière de la plus subtile, de la plus extrême des impulsions, celle de l'instinct !

Un extraordinaire don qui tend immédiatement la chair dans toute la dimension de son existence, fracture mon identité, ma personnalité, lorsque cet organisme découvre avec stupeur qu'il est éphémère. Le froid s'em­pare de mon corps, de mon esprit, provoque mon âme, tentant d'y instiller la peur qui tord son organique devenir.

La substance, faible dans son essence, tétanisée par l'effroi, déve­loppe, sous cette funeste impulsion une identité propre, une personnalité qui li­bèrent à leur tour une conscience. L'esprit, quant à lui, accroche un voile de plus sur sa vision d'éternité tandis qu'il allume une lueur, un point focal, sur la briè­veté de sa permanence et découvre le doute ; tiraillé par l'intuition éternelle de son âme et la brutale réalité de sa fugace condition. L'incertitude anoblit la ma­tière, la transcende, sous l'impulsion masqué de sa subatomique universalité qui confer à cette solidité une pulsion éthérée.

Mon esprit s'émerveille avec ravissement, avec stupeur, de cette unité inaltérable, indivisible autant qu'immuable, à qui rien ne peut échapper, dont on ne peut s'extraire et qui lui permet maintenant de communiquer avec ce réceptacle temporel. Il s'éblouit de son microscopique assemblage, reflet de l'universelle éternité, qui place dans le plus infime des points, l'incommensu­rable perception dimensionnelle de l'univers.

Il touche la matière, y incorpore toutes les dimensions émotion­nelles, conceptuelles, à sa disposition, crée un véritable, profond et intense, contact multidirectionnel par le biais duquel il apprend le biologique langage corporel. Une initiation le conduisant des chemins tortueux de la passion, aux tambours de la pulsion, puis des explosions énergétiques du désir aux trans­ports dithyrambiques de l'amour. Cet amour qui s'installe comme une contrainte, une constante, présente partout, à chaque instant, englobant et défi­nissant le tout, le rien. Une énergie à la libre circulation, accessible à tous, de partout, en tout temps, capable d'initier plusieurs vecteurs de simultanéité, de perception, d'approche, mais surtout, capable d'envisager, de rêver, de créer, cette indicible expression de la vie ; l'être.

 

Tandis que s'harmonisent, se réunissent, l'esprit et la matière, je prends conscience de la plus fondamentale des noumènes ; le temps. Induit par l'union de ces deux tendances opposées et pourtant complémentaires, ce concept, destiné à la pleine expression de la conscience du libre arbitre, pose les bases référentielles de l'incarnation.

L'obsolescence corporelle pousse l'âme vers l'exploration sublimi­nale de sa propre conscience, de sa propre caractérisation, initiant en cela une perception identitaire accrue de sa personnalisation matérielle. Ainsi l'esprit prend acte de son ambivalence, tant énergétique que conceptuelle, se préparant à affronter les affres du doute, de l'angoisse et de la peur. Un antagonisme pro­fond, puissant, qui met en exergue les deux tendances les plus diamétralement opposées qui puissent se concevoir ; l'impermanence et son contraire.

Cette complexion installe la peur dans la chair, l'angoisse dans l'esprit, obligeant la première à la transcendance de sa condition, le deuxième à créer un substantiel pont entre le conscient et l'inconscient. Alors l'ensemble in­corpore cette impalpable perception universelle puis l'intellectualise et, bien qu'elle reste définitivement matérielle, inéluctablement inconcevable, y ac­croche toute son attention ayant l'intuition qu'elle détient les secrets intimes de toute la création ainsi que de sa propre conception comme de son devenir. Une clairvoyance qui permet à la chair d'accepter sa prochaine naissance, son pas­sage éclair, sa disparition, et à l'esprit de s'ouvrir à toutes les dimensions spiri­tuelles, intellectuelles et émotionnelles, qui le traversent puis, à l'âme de se dé­barrasser du lourd fardeau des incarnations successives.

Arrivé à ce stade de mon évolution, un événement des plus trou­blants m’oblige à reprendre le cours de ma terrestre existence, de ma corporelle mutation, si intimement lié à ce temps créer et conçu par la matière. Tandis qu'il s'est libéré des contingences essentielles qui le relie encore à l'universel, le temps a accaparé mon espace, ma psyché, ma destiné, offrant à mon corps une perception nouvelle du monde dans lequel il évolue maintenant.

 

Mes tympans vibrent pour la première fois, désormais prêts à écouter le monde, la vie. Je découvre cet espace tonal avec émerveillement et délice, bien que l'onde de sa résonance se soit mise à se répercuter dans tout mon corps pour finir par rebondir, sans discontinuer, dans cette masse gélati­neuse qui deviendra mon crâne.

En fait, je viens d'entrer en contact avec le tout premier son de la création, celui inhérent à l'explosion coloniale de l'universelle condition, le big bang, dont la vibration auditive continue de se répandre dans toutes les direc­tions, toutes les dimensions. Un vital chant incantatoire unissant tous les batte­ments de cœurs à la symphonie rythmique induite par les multiples pulsations expansionnistes de la création.

Cette première note, sans réelle présence ni constance, m'invite à voyager sur les sons, les silences, pour finalement me mener à la reproduction phonographique absolue de toutes les destinés. Là, je découvre le plus extraor­dinaire des orchestres symphoniques, fait de tout, de rien, qui joue pourtant la plus merveilleuse, la plus enivrante, des musiques, celle qui rythme le pouls de la vie sous la conduite implacable des traits énergétiques de l'amour. Je suis, une fois encore, de retour à « Un ».

L'unité, minimaliste et grandiose, me reconduit insensiblement sur le chemin de l'existence, et plus particulièrement de la mienne, en me fai­sant voyager dans le congloméra des mondes tonals et atonals à travers les lan­cinantes mélodies contant les chocs, les heurs, les blessures, les souffrances, et les splendides odes y sublimant leurs opposés. Puis brusquement, l'envolée ly­rique fait place au plus abrupte des silences où se dessine en filigrane une éton­nante pulsation que je crois tout d'abord être mienne, mais qui n'est en fait que la résultante des battements du cœur de ma mère.

 

Je suis de nouveau attentif à mon corps, à l'eau qui m'entoure, à ma position intra-utérine, à ma mère, conscient du fantasmagorique lien qui nous unit bien au-delà de la substance et des apparences. N'ayant pas encore de vie, de sentiments, mais déjà des émotions, je me nourris de ceux émanant de mon symbiote ; me construisant ainsi une approche schématique du monde qui m'attend.

Tandis que j'explore cette nouvelle dimension perceptionnelle, mes tympans, maintenant capables de discernement, vibre sous l'impulsion d'une douce musicalité, porteuse de désir et d'envie, qui émane de mon exté­rieur mais, de l'intérieur du monde où j'évolue. C'est la voix lointaine et éthérée de ma mère, gazouillant son bonheur, sa joie, de sentir la vie naître puis grandir en elle.

Ce subtile babillage touche toutes les facettes de mon être. Dans la matière il instaure un indéfectible, un immarcescible lien, concrétisé par le cor­don me reliant à la matriarcale matrice. Attache qui va perdurer de façon sub­consciente dans les tréfonds de ma psyché, engendrant accords et tensions rela­tionnelles de façon subjective, au point de définir mon approche sentimentale envers le sexe qui sera opposé au mien. Mais plus encore, il déterminera de tous les rapports affectifs qui se tisseront avec mes condisciples temporels.

Insidieusement, il installe une part identitaire maternelle dans ma matière, bien au-delà du don génétique, comme une sorte d'attachement très particulier et symptomatique de mes choix effectués dans l'éther ; en fait, à chaque osmose, à chaque attachement, se concrétise un point focal auquel cor­respond une indication de direction physique, d'évolution spirituelle, de consentement fait dans l'immuabilité de l'universelle conscience. Un passage obligatoire par le biais duquel ma conscience perdra tous les souvenirs la reliant à l'indicible, lorsque l'énergie vitale me poussera vers la vie, la lumière et la pla­nète qui m'attend ; cet instant si particulier et traumatisant où je franchirai le tunnel de l'absolue conscience pour la conscience de l'absolu.

 

Mon esprit, quant à lui, surfe d'autres vagues, visite d'autres mondes, soumis au joug implacable de tout ce qui provient de mon hôte et qui s'immisce si profondément en lui qu'il influe, par incidence énergétique, sur la matière. Une fois encore, je m'émerveille de la puissance, de la force, de cette inaltérable unité qui, bien que trop souvent masquée, parvient immanquable­ment à réinstaller son hégémonie ; l'amour est vraiment la plus omnipotente des énergies.

De fait, derrière le doux babil de ma mère, derrière les émotions que ma conception fait naître, je ressens l'expression de cet intense et profond amour maternelle. Il fusionne avec les moindres parcelles de mon être, péné­trant substance et esprit, pour inonder l'ensemble d'une multitudes de vagues émotionnelles issues de la correspondance énergétique qui nous relit.

Ô, mère ! Comme ton envie de moi est puissante, comme ton désir d'alliance, de partage et de connivence est merveilleux. Et quels efforts tu fais pour éradiquer, autant que faire se peux, tout ce qui n'appartient pas à la beau­té, la douceur, ne voulant m'offrir que la plus belle part de ce qui vit en toi et au­tour de toi. Mais ma conception, encore multidimensionnelle et donc au fait du savoir, de la connaissance, fait sauter tous les verrous, lève tous les voiles, me permettant l'accession à toutes les formes de ta souffrance, puis à tes manque­ments, tes renoncements, à tous les aspects de l'expression de ton identité, de ton devenir, à la totalité inaltérable de ce que tu es.

J'y découvre toutes les facettes de ta douleur, tous les cruels déses­poirs, toutes les peurs, les angoisses, les doutes, m'émerveillant de ta capacité de transcendance qui t'a permis de ne pas plonger dans les affres de la noirceur, de la dureté, de l'horreur. Tout ce qui fait de toi une femme allant toujours de l'avant, toujours prête à offrir son concours, son énergie, quand le besoin impé­rieux s'en faisait sentir. Toujours emplie d'une immense propension à l'amour, au pardon et, prête à tous les sacrifices pour accéder à l'élévation, la progres­sion, parce que quelque part, au plus profond et quoi qu'il advienne, tu rêves de l'absolue illumination.

Je suis esbaudis par cette énergie d'amour, initiatrice du tout, qui va dans la matière avec une telle ferveur, une telle intensité, qu'elle la possède. Cette possession s'étend avec une telle force qu'elle se retrouve dans l'existence des entités, accaparant une parcelle de leurs désirs, de leurs perceptions émo­tionnelles et, le plus souvent, s'attache à leurs inconscients, les prédisposant in­dubitablement à tenter de posséder l'autre. Ainsi en se perdant dans les méandres immatériels et illusoires de la psyché, il est le plus souvent appréhen­dé comme une énergie dévastatrice, concupiscente, voir aliénante. De fait, l'en­tité emprisonne habituellement l'objet de ce merveilleux sentiment en une suc­cession de menottages, de garde-fous, d'interdits, ne permettant pas l'expres­sion plénière de cette essentielle incantation.

En cela réside son profond mystère, sa plus extrême implication à l'inaccessible et ineffable expansion ; il pousse l'être à aller plus loin, plus pro­fond en lui, à sortir des sentiers trop battus de l'habitude puis de l'hébétude, pour découvrir la transcendance. A cet instant, l'être s'affranchit de cette vipé­rine possessivité issue de la dualité, de l'antagonisme, et redécouvre avec ravis­sement l'infime mais essentielle étincelle animant l'unité. Alors les affres de l'existence s'évaporent, libérant la matière et l'esprit pour le subtil transport de l'âme qui, dans l'intimité de la matière revisite l'immensité cosmique, s'établit de façon inaltérable dans le plus extraordinaire des bonheurs ; celui émanant de la création.

Ce melting-pot passionnel, fait d'émotions maternelles, d'énergie universelle, me ramène à la perception temporelle de mon évolution. A cette corporalité qui se développe sans que j'en ai vraiment conscience, sans que je sois réellement présent et qui pourtant va s'accélérant, me rapprochant avec ar­deur de l'inéluctable moment où il me faudra perdre souvenance cosmique pour pénétrer ma conscience corporelle puis explorer la vie, oser la sortie. Mais avant cela, il me faut faire puis exprimer et enfin réaliser mon premier choix psycho­logique ; prendre la décision qui définira mon appartenance sexuelle.

Cette caractérisation imminente de mon identité charnelle en­gendre une succession de réactions, de transformations qui m'éloigne définiti­vement de toutes les sensations universelles dont disposaient encore certaines facettes de mon être. Mais, en cet instant primordial, la dissolution complète de ma mémoire spirituelle, de ma souvenance atomique, est endiguée par un éclair d'absolue clairvoyance.

Brusquement, l'esprit et la matière s'ouvrent au-delà du visible, de l'inaccessible, s'immergent dans les méandres dimensionnels des universels souvenirs en quête d'un fil conducteur me permettant d'appréhender mon deve­nir comme une continuation ininterrompue de mon évolution. Cette perma­nence, si brutalement poussée à sa paroxysmique expression, intègre la face ca­chée de ma conscience corporelle. Par ce biais, elle lie profondément mon âme à mon corps, l'affilie à la plus infinitésimale part de sa conception ; la vibration.

 

Je plonge dans la réalité temporelle du présent et de la présence, définie les conditions de mon existence en termes d'expérimentations, d'évolu­tions, de réalisations, guidé par l'impulsion omnisciente qui s'installe en moi. Je m'enfonce dans l'atomique vibration, cette conscience matérielle invisible qui m'unit à la vibration intrinsèque de l'univers, de la planète qui m'accueille, po­sant ainsi les bases implicites de ma présence dimensionnelle ; une fréquence définie dans un espace vibratoire indéfini.

Ainsi installé dans une matérialité dimensionnelle consciente, je laisse s'envoler tous les souvenirs sans rapports à ma condition présente, focali­sant mon attention sur les incarnations liées à ce plan énergétique. De ce pro­fond et intime cadrage s'élèvent les tendances masculines et féminines de mes existences. A travers ce fulgurant voyage se dessine une complexion axée sur la combat, la destruction, la possession, au fil de laquelle j'ai exploré la part mas­culine de la création ; celle qui définit la conception matérialiste du monde et de ses sociétés. Une forme de créativité s'affranchissant de l'amour, du partage, du don, et exacerbant les notions purement matérielles d'entreprise, de pouvoir, de réalisation égotique. Une constitution linéaire qui me pousse maintenant vers l'exploration de la part féminine de cette créativité qui manquait si cruellement à mon esprit et verrouillait les tentatives de plénitude qu'exprimait mon âme.

Ce bilan physico-spirituel a conclu les dérives existentielles de mon esprit, de ma chair, abolissant les références antédiluviennes qui les main­tenaient sous pression, sous contrôle. Ma personnalisation s'est affranchie de ces concepts matérialistes trop souvent exploités, consommés, et qui avaient jusqu'alors défini mon identification énergétique.

 

J'avais bondi d'incarnation en incarnation sans jamais faire de pause, sans prendre de recul, poussé par une irrésistible envie de connaissance, de découverte, de puissance. Sans même m'en apercevoir, j'avais plus exploré la facette matérielle de mon existence que celle de ma spirituelle essence, m'étais accroché à l'esprit, enorgueillit de sa capacité de domination, d'extrapolation. J'avais laissé de côté la part spirituelle de mon être, m'étais moi-même et consciemment incarcéré dans la dimension matérielle, semblant refuser avec véhémence, presque violence, la part la plus éthérée de mon identité. Comme si mon esprit avait été terrifié par l'intuition de sa capacité à exister au-delà de la matière, par l'idée de perdre son identitaire personnalisation au profit d'une unique et unitaire expression. Je m'étais évadé puis perdu, m'étais fourvoyé dans les circonvolutions mentales de ma psyché, refusant systématiquement d'ouvrir mon champs d'investigation spirituel, trop attaché aux illusoires désirs, aux fantasques pulsions, nourrissant la matière.

L'indicible m'avait laissé faire, s'était effacé ne voulant en aucune manière intervenir dans mon cheminement, dans mes choix. Il voulait que ce libre arbitre, dont il m'avait fait don, soit exempt de tous droits, de toutes mani­pulations, que mon esprit puisse concevoir son itinéraire comme la résultante d'une conscience accrue de sa propre perception, sa propre exploration, sa propre expérimentation. Il avait eu raison ! A tant pourfendre la matière, j'en avais décortiqué les composantes, les influences, l'avais pénétrée si profondé­ment que j'avais découvert un autre espace, une autre dimension, me ramenant à l'esprit qui s'y lovait, s'y attachait et s'y cachait si merveilleusement. Puis l'ayant déshabillé de tous ses oripeaux, j'en étais revenu à l'essentiel de ce qui m'animait ; mon âme.

 

C'est justement elle qui me pousse à présent vers l'exploration de son autre facette, la féminine, comme si je venais subitement de prendre conscience du déséquilibre, de la scission, que je lui avais involontairement fait subir. Je ressens l'immensité de la souffrance que cela a occasionné parce que la déchirure l'a privée de sa totalité, de sa plénitude, l'obligeant ainsi à s'extraire de l'unité. Cette unité dont je suis maintenant conscient et qui, de ce fait, im­pose à mon esprit le seul choix me permettant de la retrouver ; suivre la part fé­minine de mon énergie.

 

Je suis désormais sexué, en pleine connaissance des tenants et des aboutissants de l'exploration existentielle de l'essence, plein de cet intense désir de réunification, d'unité universelle, qui m'exhorte à laisser le pendant chimé­rique et illusoire de la matière pour pénétrer le creuset créationniste de l'expan­sion.

Je me veux femme, me désire mère, porteuse de vie, créatrice d'existence mais surtout vecteur d'amour. Cet amour qui m'a tout ce temps si cruellement manqué que je l'ai compensé par la possession matérielle, la domi­nation affective, la prévalence intellectuelle, je veux maintenant l'offrir à tout, à tous, sans exception !

A moi-même d'abord parce que finalement je ne me suis pas aimé, pas épanoui, à travers ces incarnations en cascade et que je comprends désor­mais la nécessité de commencer en soi, par soi, pour soi, afin d'aller vers le par­tage, vers l'autre. En fait, tout part du centre, de la conscience, de l'énergie d'amour, comme cela avait été le cas lors de la première expression créatrice pour s'élancer à la conquête des univers, des dimensions.

Cet amour je veux le partager, le vivre avec cette planète qui va subvenir à tous mes besoins corporels puis avec l'univers qui nous accueille mais aussi avec la création tout entière, que je peux dorénavant appréhender dans les profondeurs de cette chair s'apprêtant à faire le grand saut.

 

Tout est prêt maintenant sauf peut-être mon esprit, mon âme. Mon corps est à maturité, tous les sens en éveils, vibrant de cette splendide, cette merveilleuse, énergie qu'on appelle ici-bas, la vie. Cette exubérance, tant vitale que viscérale, éloigne définitivement mon âme et mes anthologiques restes de souvenirs de ma conscience ; la division ne s'attache plus à mon corps mais à la partie la plus intime, la plus noble, de mon identité.

Un voile doux enveloppe mon esprit, décale l'ultime essence vers les pro­fondeurs de la psyché, de l'inconscient et je me retrouve seule, désemparée, pour affronter le dernier voyage qui me propulsera inéluctablement dans la sub­stance.

 

La poche aqueuse qui m'accueille, me protège, qui me nourrit tant physiquement qu'émotionnellement, commence à se contracter doucement pour ensuite aller crescendo jusqu'au point de rupture où elle se vide de toute son eau et me laisse dans une position inconfortable et terrifiante.

Elle se colle sur mon corps, sur mes yeux, mon visage, empêchant toute tentative de respiration, toute ébauche de mouvement et même toute forme de pensée. Si je le pouvais, je hurlerais l'infernal effroi qui déstructure mon esprit, l'intolérable douleur qui vrille la matière. Je ne suis plus qu'une boule de souffrance et de peur, tiraillée entre deux perceptions de mon présent. Dans l'une d'elles, mes perspectives d'avenir sont sombres et défaitistes ; je sens la fin de cette brève existence m'enserrer dans un linceul de chair qui pratique ma censure. Mais heureusement dans l'autre, je pressens l'avènement d'un heu­reux événement, ma naissance. Cependant mes perceptions s'étiolent tandis que la matrice de ma mère se contracte à son tour, m'écrasant si violemment que je plonge sous un voile flou et cotonneux, fermement convaincu qu'elle es­saie tout autant de me détruire que de me produire.

A cet instant, la souffrance est si extrême, si profondément ancrée dans la globalité dimensionnelle de mon entité, qu'elle fait exploser une vive lu­mière en plein centre de mon crâne puis fait de même dans mon cœur. Sous son irrésistible impulsion, je trouve la force d'endurer cette inqualifiable douleur, pourtant porteuse d'une fabuleuse énergie d'amour émanant de ma mère. Cette mère qui m'expulse de mon cocon, qui brise l’œuf, comprimant odieusement ce qui me tient lieu de corps. Mais, le pire est à venir. L'entonnoir dans lequel je suis tassée va se resserrant, comprimant à tel point ma substance que le maigre passage me paraît infranchissable.

Cependant, je poursuis ma progression dans cet infinitésimal es­pace jusqu'au moment où ma tête est si comprimée que la lumière qui s'y était allumée explose avec une telle frénésie qu'elle propulse une part inqualifiable de mon être à travers toute la création ; je m'absente, comme si dame nature avait prévu ce scénario afin de nous protéger de cette indicible traumatisme que re­présente le passage de l'intérieur à l'extérieur.

 

C'est le cri que m'arrache l'air décollant mes poumons qui me ra­mène à la présence, à l'instant. Cet instant où je me retrouve un petit être sans force ni connaissance, ni rien en fait sauf cette immense, cette extraordinaire énergie d'amour, venant de toute part, qui m'est destiné. Un être que l'on pose délicatement sur le ventre de sa mère où il retrouve quelques relents de ses ex­périences intra-utérines, la protection, la douceur, donnant naissance à une su­blime et nouvelle sensation de bonheur, d'émerveillement. Un être de joie, de lumière, tout à l'amour matériel et possessif de sa mère qui comble, pour l'heure, tous ses besoins affectifs, tous ses désirs existentiels.

 

Cet amour va conduire ma vie, mes pulsions, mes envies. Il va m'emplir de passion, va briller dans mes yeux. Il va ouvrir mon cœur, mon es­prit, à l'existence, aux liens éthérés et mystérieux. Il va m'installer dans l'exis­tence avec une soif inextinguible de découverte, va m'ouvrir au monde, à l'hu­main. Puis me poussera à donner la vie à mon tour, dans une ultime et absolue osmose temporelle.

Cet amour, je le sais, je le sens, ne cessera jamais d'être, jamais de croître. Je suis venue pour le servir, pour sa création, son expansion, et si pos­sible son explosion. Je viens pour aimer sans conditions, sans restrictions ni ex­ceptions, pour que l'amour tisse sa splendide toile de plénitude à travers tous les univers, toutes les dimensions... Juste pour aimer !

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Renaissance 2015 (nouvelle 5)

20 Février 2023 Publié dans #recueil de nouvelles

Renaissance 2015 (nouvelle 5)

L'intention.

 

 

 

 

 

 

A l'origine, il n'y avait rien. Pas la moindre étincelle de vie, pas de forme de présence, pas de matière. Puis brusquement tout fut là !

Le cosmos et l'univers s'inventaient, se projetaient repoussant in­lassablement les limites de leurs impalpables conditions. L'intention avait créé tout cela comme dans un rêve. Mais le songe s'était transformé en une halluci­nante création expérimentant la genèse de la cognition ; tout d'abord celle de son existence puis rapidement, celle de son hégémonie, de sa transformation, et de son expansion. A l'image de sa création, l'intention explorait les rivages où se déposaient les fondements d'une présence dont elle ne cessait de repousser les limites, de diversifier les missions, d'instruire la connaissance.

Cette omniprésence l'avait, bien malgré elle, parée d'une conscience, alors elle imaginait une ligne de conduite, se donnait un but. Aussi­tôt, elle y investissait toutes ses capacités, toute son énergie, sa créativité, son désir, découvrant un surprenant et bienfaiteur sentiment d'euphorie qui lui ar­racha le tout premier soupir d'aise. Se simple fait donna naissance à l'air qui in­duisit le mouvement et entama la phase de matérialisation. Tout à l'ivresse de sa propre révélation, l'intention pénétrait la conscience et se découvrait elle-même, encore incapable de comprendre et même d'imaginer ce qu'elle allait en­glober.

 

La part d'elle même qui avait été propulsée par son impulsion créatrice, se mit en mouvement sous l'expiration cosmique. Un flux étrange s'élaborait, obligeant les atomes à se rencontrer puis à se lier ; la matière prenait doucement naissance !

Quand l'atomique devint microscopique, la poussière fut à son tour prise dans le tourbillon créatif et unie en grains. Forts d'une consistance et d'un poids, ils accélérèrent leur danse et se précipitèrent les uns vers les autres unissant leurs masses pour créer les premiers cailloux ; la première vraie ma­tière. Aussitôt, une distinction se fit entre ce qui était de matière et ce qui ne l'était pas.

En composant cette structure, l'intention lançait un processus de transformation de son identité et de sa personnalité qui allait l'emmener à se découvrir une imaginaire psyché mais aussi, et surtout, un inconscient. Une bi­polarité existentielle qui allait installer un équilibre dans les prémisses de sa conscience et l'ouvrir à une nouvelle dimension de sa perception, celle de l'es­prit. Une apparition soudaine et brutale qui l'avait amenée à la première implo­sion de sa conscience, sa première mutation et son premier ressenti.

Ayant visité puis fouillé cet esprit, elle l'avait débarrasser de tous ses oripeaux et découvert une immense solitude qui endiguait son devenir. Cet isolement avait initié une puissante envie de partage qui l'envahissait avec une extrême douceur, comme si elle avait tout son temps. Puis elle prit de l'ampleur, gagna en intensité. Alors l'intention envisagea un plan, un système et repous­sant les limités de sa présence, elle imagina la vie !

 

Rien que le temps d'y penser et elle organisait déjà l'univers, s'of­frant un corps à sa mesure ; exactement à l'aune de sa capacité de présence. Ce­pendant elle avait lancée un processus et laissée en liberté une énergie qui lui était désormais impossible de contrôler. Face à cette réalité, l'intention exhala son second soupir, de doute cette fois-ci. Sous cette impulsion franche et nou­velle, le bal cosmique des roches s'amplifia de plus belle.

Commencé tel un ballet nuptial, il se transformait en combat fra­tricide et brutal. Le sursaut des trajectoires, la violence des chocs, assemblaient la matière tandis que la poussière refaisait son apparition sous l'impact des roches s’interpénétrant. Elle allait créer autre chose, quelque part ailleurs pour aider l'intention à se fabriquer des atomes à grands coups de planètes, des or­ganes à grands renforts de galaxies.

Elle s'approchait patiemment de son but, de sa spirituelle projec­tion, matérialisant sa présence ici et partout à la fois, comme expression de son universelle dimension. Cependant cette vie nouvellement libérée ne comblait ni son envie de partage, ni son sentiment de solitude, ce qui motiva sa créativité.

Son esprit innovait de nouveau, enfantant des existences dimen­sionnelles tandis que sa conscience plongeait dans les plus infimes, et multidi­mensionnels, recoins de la matière comme de ce qui ne l'était pas pour offrir une part de son énergie et mettre les atomes en mouvements. A cet instant, elle eut connaissance de la plénitude impalpable, autant qu'inconcevable, que lui apportait son indicible et totalitaire présence. Cependant cette nouvelle évolu­tion existentielle, cette matière qui se formait, qui s'installait, se transformait, tout cela n'avait pas comblé la solitude, pas transcendé le partage. Un désir ar­dent pressentait une alliance plus intense, plus profonde, plus intime. Un res­sentit qui battait en elle sans qu'elle ne parvienne à en déterminer l'origine, ni la cause, mais qui lui avait insufflé une puissante et merveilleuse énergie.

 

Cette vibration se révéla si pure, si extrême, que l'intention imagi­na le verbe, afin de la nommer. D'un son ténu qui traversa pourtant les univers, elle illumina sa création avec la première vibration ; elle l'avait appelé amour. Un nom qui réalisait les origines de cette transcendantale énergie.

Longtemps il combla le manque de partage, le vide immense de la solitude. Elle observait cette nouvelle expression de son identité, se laissait sub­merger par sa douceur bienfaitrice, s'y alanguissait, s'y lovait, pleinement consciente que cette forme d'intériorité émotionnelle ne faisait, en fait, que re­dessiner ses propres limites ; celles de son identité, de ses perceptions et peut-être bien d'elle-même.

La douce béatitude prit fin sous le poids de la solitude revenant promener ses vieux démons avec force et véhémence. L'amour avait grandi, il débordait maintenant de toutes parts, voulait explorer d'autres choses que cette matière inerte, cette roche n'évoluant qu'à très long terme. Il rêvait de partage, d'expansion totalitaire. Désireux d'explorer d'autres sphères, de s'épanouir, de grandir, il poussait l'intention à la découverte d'elle-même mettant en exergue son haut potentiel créatif, sa capacité à … l'inimaginable !

Elle rêvait d'une autre manifestation de sa présence physique, plus propice à l'expression de la conscience qui l'habitait désormais. Celle qui voulait se projeter plus loin, plus intimement dans la matrice, celle qui voulait étudier toutes les facettes, expérimenter toutes les pistes, celle qui voulait, plus que tout autre chose, repousser les limites de l'inconcevable. Un esprit où la vie bouillon­nait, où le partage, le don étendaient la création au-delà de ce qui était percep­tible ; l'investissant totalement dans un universel songe.

Cette extrapolation identitaire modifia sa perception cognitive en créant une brèche dans sa propre structure, un déchirement qui la conduisit, lentement mais indubitablement, vers la plus splendide et intime des scissions, celle de sa conscience.

 

Des étincelles d'elle-même s'envolaient à travers les univers, les dimensions, pénétrant tout ce qui était de matière comme ce qui ne l'était pas et baignaient innocemment l'espace d'une vague énergétique d'amour ; d'unicité ! Cette capacité à être multiples dans la forme de sa présence, unique dans celle de son amour, fit voler en éclats la perception qu'elle avait de sa propre limita­tion. Cela ouvrait un champ d'investigation, sans commune mesure, à la réalisa­tion de son inqualifiable allégorie.

Elle ébauchait une nouvelle phase de sa créativité, une autre fa­cette de son expansion, en songeant à une matière limitée par le temps mais avec un fort potentiel d'expérimentation, voir d'imprégnation ; inconsciem­ment, elle se cherchait un miroir, une création à son image.

Pendant qu'elle méditait cette transformation, laissant son intui­tion mettre en place l'étonnante alchimie, l'intention concentrait sa pensée sur son état, sur son existence. Elle analysait cette création dont elle était à la fois la résultante et l'instigatrice, s'émerveillant de l'esprit qui s'y était développé puis de l'identité qui en avait émergé. Deux découvertes qu'elle s'efforçait depuis lors de dévoiler, de comprendre et de connaître.

Elle s'aperçut alors que dans son esprit, cette personnalisation énergétique avait développé un surprenant concept, celui de l'être. Bien qu'en­core perdu dans les limbes conceptuels d'une réflexion à ses balbutiements, cette abstraction déferla sur l'univers avec une fougue, une violence telle, qu'elle conditionna l'émergence d'une nouvelle dimension. Une dimension où toute la gamme énergétique de ce que nous appelons les sentiments allait être imaginé.

D'ailleurs l'un d'eux, la passion, s'affranchit rapidement de tout dogmatisme, de toutes lois pour devenir un électron libre et s'immiscer dans ses pensées. Là, parée de ses plus beaux atours, prête à tout pour séduire, pour pos­séder, elle avait instauré l'étourdissement, poussant l'intention jusqu'à la pâ­moison sous le dévorant pouvoir de la plus enivrante et déchirante de ses ver­tus, le désir !

A peine créée, cette émotion s'était littéralement emparée de son esprit, puis s'était faufilée dans les moindres soubresauts de la structure, dans les plus infimes parcelles du vide, du néant, et avait prit possession de toutes les formes de présence, de tous les transports, les transferts énergétiques. Elle créait et délimitait un espace dimensionnel, un univers émotionnel, propre à son essence où elle allait user de ses capacités vitales et de sa force créative pour maîtriser une part de l'universel à ses fins de réalisation.

Subrepticement, elle enfermait l'intention dans les méandres mentaux de sa propre conception, jouant de sa prépondérance pour imposer une fièvre nouvelle à son tout premier rêve, celui de la vie et tentant d'affermir sa suprématie sur toutes les approches existentielles en devenir. Au summum de son ivresse, le désir, dévoré par un sentiment de puissance, par un fantasme d'immunité, imaginait l’ego, encore incapable de concevoir le rôle essentiel, voir déterminant, qu'il allait bientôt jouer.

Ce nouveau trait d'expression avait définitivement intégré le monde des sentiments à l'énergie créatrice première ; l'intention s'en était fina­lement trouvée grandie, enrichie. Cette union avait généré une pression créative intense qui dessinait, élaborait et imaginait les contours de ce qu'on nommerait un jour l'individualité. Pour l'heure, le désir quittait les routes de la procréation, happé par une idée ayant fait son chemin pas à pas. Qui avait avancée vaillam­ment, sur de son fait, de son bon droit, animée par la ferveur de celle qui ne peut pas échouer et qui s'était finalement imposée sous la forme d'une nouvelle avidité, celle de la connaissance.

L'intention prenait acte de son être matériel, le définissait comme son identité et en intégrait tous les paramètres à sa destiné. Elle entrait en contact intense, emprunt de spiritualité, avec cette personnalité qu'elle avait créée de toute pièce, explorant ses plus profonds méandres, ses plus innovants fantasmes. Elle contemplait et s'imprégnait de cette substance, sans cesse en croissance, en mouvement, qui la définissait, tout en rêvant à une autre forme de son existence.

 

La matrice et l'esprit unissaient leurs visées énergétiques, afin d'imaginer une entité matérielle pouvant les aider à grandir. A étancher la soif de connaissance qui les propulsait aux confins de l'infini. Ils rêvaient à une créature qui pourrait être le parfait miroir, en minuscule, de la macroscopique expression de l'intention.

Sans en avoir encore conscience, l'intention inventait l'organique. Elle préparait sa conception, subvenait à sa création, se préparait à sa décou­verte et enfin à son expérimentation. De-ci, de-là elle fut à l’œuvre, explorant toutes les formes qu'elle pouvait imaginer, dans toutes les dimensions et parvint à faire émerger du creuset de son ardent désir puis de sa conscience, toutes les possibilités de vies organiques qu'elle allait créer et expérimenter.

Exaltée par cette mutation de son devenir identitaire, elle dissémi­na sa création dans toutes les galaxies, tous les univers, les dimensions, laissant exploser l'énergie d'amour qui irradiait sa conscience. Une impulsion qui s'im­posait, définitivement, comme un des piliers essentiels de la création, de l'évo­lution.

Cette entrée en relation si intime avec la matière, avait levé le flou sur ses perceptions conceptuelles de l'être. Elle appréhendait désormais une autre approche de sa réalité, de sa présence. Les nouveaux contours qui se des­sinaient, les caractéristiques nouvelles qui se développait, poussait l'intention à se redéfinir.

Elle se découvrait exclusivement composée d'antagonismes, comme si toute chose ne pouvait exister qu'à travers son contraire, acceptait l'expansion incessante de sa présence, de sa conscience, comme l'essence de sa personnalité.

Elle se concevait comme un triptyque énergétique, indéfectible lien entre plusieurs fréquences vibratoires, plusieurs dimensions, composé d'un corps, d'un esprit et d'une conscience s'unissant en la plus merveilleuse et puis­sante des énergies universelles, l'amour ; fondement indispensable à l'édifica­tion de toute forme d'être.

Cet amour, sans commune mesure, qui avait sauvagement embra­sé la création, et s'était immiscé partout, revenait maintenant vers l'essence de l'intention en vagues successives, pleine d'une ardeur, dont la puissance allait croissante.

 

Cet échange viscérale avait comblé une part de l'insoutenable désir de partage qui la possédait au point d'endiguer l'expansion de sa perception et de freiner son évolution. Mais cette réaction à l'alchimie universelle avait tendu son devenir d'un voile énigmatique. Aussi redéfinissait-elle l'édification de sa conscience, la construction de sa présence. Elle occultait toute forme de dé­fiance, de prudence, s'affranchissait de sa raison, sa logique, et libérait sa folie créative dans une explosion brutale qui, d'une subtile pluie d'étincelles, s’im­misça dans toute la création.

Cet éparpillement spirituel, proche de la dispersion existentielle, tendit l'univers et la matière d'un canevas de conscience qui, sous l'impulsion de cette unité plurielle, personnalisa la présence de l'intention en toute chose. Une abondance créativité, de diversités sensorielles, qui la firent imploser lorsqu'elle perçut la multiplicité de son être en une cascade, interminable, d'explosions identitaires. De toute sa puissance créatrice, son esprit projetait un déferlement frénétique de dimensions, multiples et diverses, qui se superposaient en couches successives à partir d'un point central, fortuit et imaginaire.

Elle existait maintenant dans la pleine potentialité de son être, de son devenir, acceptant d'être l'unique énergie d'amour aimant tout et en étant aimé en retour. Elle transcendait sa vitale passion en un déferlement de consciences unifiées sur des plans dimensionnels différents et pourtant inter-pénétrants. Mais, son immensité, l'absence de limites, de frein, de barrières am­plifiait l'insondable sentiment de solitude qui continuait de dériver dans les profondeurs de sa personnalité.

Elle s'appréhendait unique, inaltérable, l'instigatrice d'une songe aux portées démentielles qui, en un éclair, l'avait amener à l'essentiel puis à son extraordinaire expression créatrice. Une astronomique expansion féconde qui ne demandait qu'à explorer ses capacités, et poussait l'intention à continuer de rêver ; il y avait tant de possibilités, tant à créer et à donner, tant de présence à imaginer, à composer, tant d'amour à délivrer.

Pleinement au fait de son potentiel créatif et de sa fabuleuse capacité à la plus invraisemblable des ubiquités, celle qui lui permettait de multiplier sa conscience sans pour autant s'en séparer et s'inspirant de l'esprit tout autant que de l'amour qui l'englobait, elle activa sa nouvelle création.

 

Sous le souffle de sa cosmique et universelle identité, elle prélevait l'essentiel en toute chose déjà existante pour créer la matière organique la plus subtile, la plus merveilleuse qui eut jamais été rêvée, jamais été imaginée. Une matière organique qui, comme toute chose issue de son essence, de son amour, allait être investie d'une étincelle de sa propre identité. Une substance qui allait exister dans tous les univers, toutes les dimensions, sous les formes les plus di­verses, les plus variées, pour participer à l'expansion de sa présence, à l'explo­sion de sa conscience, à travers sa propre expérimentation. Elle imaginait une projection à son image, à l'idée qu'elle avait d'elle-même, de sa présence, son existence, son esprit. Et, dans le creuset de son imagination débridée, sans au­cune limitation sous quelque forme que ce soit, elle engendra un être doté d'un corps matériel, d'un amour sans limite, ayant les mêmes capacités cognitives que les siennes.

Cependant l'intention pressentait que cette nouvelle étape de son développement allait l'obliger à se concevoir, se percevoir de façon diamétrale­ment différente. En investissant une totalitaire mais néanmoins partielle étin­celle d'elle-même, elle avait dispensé l'essence de son être à ses entités qui se déversaient à travers l'infinité dimensionnelle de sa présence.

Elle démultipliait sa capacité de création, d'extrapolation et d'ex­périmentation, en diversifiant sa conscience ainsi que sa présence à l'intérieur d'elle-même. Incapable de réagir autrement, elle poursuivait son incessante ex­pansion, continuait de répandre la vibration initiale qui avait tout engendré, tout inventé, tout délivré et se préparait à rêver une conscience, attachée à une entité, un être prêt à s'affranchir de sa personnalité, de son identité, pour en dé­couvrir une nouvelle qui, tout en étant différenciée, ferait partie de l'unité.

Elle définissait ainsi toutes les parts identitaires de sa propre ex­périmentation. Celles qu'il lui faudrait insuffler à toute nouvelle entité nais­sante, celles à qui elle allait, dans un élan d'amour enivré par son désir de par­tage et par le profond trou que laissait la solitude dans une part de sa présence, de son expansion, faire don de la plus absolue, la plus totale des libertés, celle de choisir.

Dans toute sa dimension, ses nouvelles formes de rêves dévelop­pèrent d'astronomiques différences dans bien des domaines, que se fut au ni­veau de leurs physionomies, de leurs conceptions ou bien encore de ce qui fon­dait leurs regroupements, à savoir des formes de pensées, de langages, de philo­sophie, de communauté. Dotées d'une étincelle issue de ses profondeurs inson­dables, elles développaient une autre facette de sa supra-conscience en s’affran­chissant de leurs féeriques filiations.

Les étincelles s'étaient individualisées, répondant à un intense et profond appel qui les conduisait à se différencier entre elles et ce, dans le plus grand nombre d'espaces possible. Cette extraordinaire et foisonnante multipli­cité d'imaginations, si intensément plongées dans la matière, avait développé à travers ses expériences, ses choix, des formes d'énergies nouvelles. Malgré cela, tout était encore lié, tout était Un, tout était amour, tout était l'intention.

 

Ce merveilleux élargissement de sa conscience, cette abondance d'énergies nouvelles, l'avait littéralement propulsée vers une inédite approche de son identité, de sa globalité, puis de cette extraordinaire omnipotence qui semblait s'établir plus clairement dans son existence par le biais de la révélation d'une énergie antagoniste à l'amour et de formes de pensées exacerbant une dé­vote personnification. Elle décelait, aussi étonnée que surprise, une part de sa création qui accouchait d'un autre courant de pensées, d'un autre flux d'éner­gies puis d'autres formes de réalité, d'autres visions de la vérité faisant émerger de sa plénitude la face négative de sa réalisation. Elle vivait la suprême libéra­tion de son être en définissant sa globalité dans la forme la plus ultime de son accomplissement sous le nouveau concept de la dualité unifié.

Elle revenait au point zéro, à ce moment où l'inimaginable anti-matière était née de nul part avec l'intention de son contraire. A ce moment où l'existence s'était définie énergétiquement en rêvant un double flux, présent en toute chose et, étant indispensable, étant inhérent à toute création, toute vie. Des pôles énergétiques en opposition établissant la plus absolue des unités.

Ainsi pour que l'expérience de l'intention soit totale, pleine et en­tière, une part de la matière organique s'était affranchit de ses origines, de son essence. Elle avait donné vie à la destruction, la colère, la haine. De puissantes créations énergétiques qui allaient dominer bien des univers, bien des esprits, et donner naissance à la plus formidable des illusions, celle de la puissance.

 

La négation de toute chose s'était installée dans la structure et avait dévoré certaines entités, créant l'indicible, l'innommable. L'intention avait accepté cette monstruosité qui vivait en elle, cette horreur qui faisait partie inté­grante de son identité et l'avait aimée, l'avait choyée. Se faisant elle avait senti un pan de son esprit s'écrouler, sous les assauts de cette énergie au subato­mique négativisme, et lui échapper. A travers cet effondrement, elle accédait à la résonance globale de son identité, faisant émerger de sa conscience l'impal­pable énergie la composant en secret, l’inconscient.

Aussitôt, elle concentra son attention sur l'exploration de cette nouvelle tendance énergétique. Un espace sans dimension, sans repère, ni fron­tière, qui semblait absorber l'étendue de l'immensité dans le voile sombre de sa mystérieuse improbabilité. Un univers dénué de sens, de vision, d'émotion, où s'ébattaient tous les desseins oubliés, les expériences ratées ou abandonnées, les dérives existentielles pas vraiment assumées, pas vraiment désirées. Un espace sans poids, sans essence ni consistance, totalement asservit à la conception illusoire d'une nouvelle fraction dimensionnelle de la réalité ; le néant, une sorte d'inconscient matériel.

Arrivée à ce stade de son évolution avec la connaissance ultime, bien qu'intuitive, de toutes les formes conceptuelles de l'être, de l'existence et de la création, ainsi que de leurs contraires, l'intention achevait le premier cycle de la réalisation de son être ; en accomplissant l'esprit et la matière, elle s'apprêtait à transcender son existence.

 

Au fait de la pureté qui l'animait et l'identifiait maintenant, elle fit don de toutes les formes de cognitions à la matière organique, aux entités, re­liant ainsi le macrocosme à l'abstraction quantique définissant le microcosme. Cependant avant de poursuivre son évolution, il lui fallait créer le dernier lien qui tisserait le filet tantrique de la vie, celui qui allait unir conscient et incons­cient dans toute la création ; cette part physique d'elle-même qu'elle insufflerait à tous les esprits avant de bondir hors de l'éclat conscient pour disparaître sous le voile de l'absolu. Cette part portait l'identité de l'inconscience intentionnelle, elle constituait le fil ténu qui la reliait à ses fameux miroirs existentiels, les enti­tés. Et, elle allait s'immiscer dans tous les esprits sous la forme d'une âme ; fa­cette spirituelle de l'inconscient matériel.

Maintenant que tout était en place, il ne lui restait plus qu'à s'ex­traire, d'une certaine manière, de la plus fantastique des fictions jamais concep­tualisée. Il lui fallait abandonner sa création, son fantasme, mais aussi une part de sa présence et de son essence, le tout étant devenu autonome et réfutant une quelconque appartenance à l'unicité. Mais sous-tendre délicatement cet entrela­cement, sans acte de présence ni volonté de l'esprit, du plus profond de toutes les psychés par l'intermédiaire de cet inconscient implanté dans toute la créa­tion. Puis, se laisser entraîner, pour un dernier voyage, pour un dernier et ul­time partage, par le flot juvénile d'une masse de conscience en mal de savoirs, en peine de connaissances, mais prête à prendre tous les risques, prête à relever tous les défis, prête à croire à tous ses rêves, tous ses fantasmes ; s'offrir une dernière fois !

Ce faisant, elle quittait la tendre et idyllique farandole des consciences et se faisait enlever par les énergies antagonistes du tout. Elles s'of­fraient à l'intention à leur tour, se partageaient, se répandaient. Cependant celle qui était la plus sombre, la plus dure, se trouvait être la plus vorace, la plus com­bative. Et c'est en guerrière qu'elle s'empara de l'intention pour la guider à tra­vers sa noirceur.

Alors apparurent les rivages amers du fleuve de l'ombre où les barques délabrées des esprits malveillants traînaient le chaos dans leurs sillages. Où La gangrène était le seul don qui soit offert, la haine le seul onguent pour la douleur. Dans ce lieu tout était torpeur, tout était vêtu de noir. Sous un soleil de sang les entités se déchiraient, se torturaient, s’entre-tuaient. Parfois pour le plaisir, parfois sous le feu d'une émotion trop vive devenue insuppor­table, mais le plus souvent pour la puissance, pour le pouvoir, ces illusions men­songères qui menaient leurs éphémères existences. Elles étaient perdues dans les méandres de leurs esprits, de leurs egos, incapables de retrouver le lien avec ce qui était au-dessus, l'inconscient, et de ce fait, avec ce qui était au-dedans, cette part d'intention qui aimait, anoblissait, et libérait ; l'âme.

A cet instant, comme si la douceur, le subtil l'avaient emporté sur la brutalité et la force, l'intention bascula sans transition dans le flux de l'éner­gie opposée.

Elle plongeait au cœur d'une rivière de lumière, celle qui abreuve les âmes en souffrance mais disponibles, encore ouvertes et qui n'ont pas encore éteint leurs derniers éclats lumineux. Qui peuvent toujours s’émerveiller, tou­jours retrouver la trame sous-jacente qui unit chaque individualité en une spiri­tuelle émotion. Cette émotion s'élève de la rivière tel un affluent cosmique et transperce toute matière, en quête d'un écho, d'une résonance vibratoire, iden­tique à la sienne. Il est fait de tout, de rien, de ce qui est, de ce qui n'est pas, il est l'unique, l'indivisible lien qui tisse la création, cette extraordinaire alchimie qui marie les particules entre elles pour engendrer la surprenante naissance de l'existence.

Il est omniprésence inimaginable, omnipotence inconcevable, l'être dans toute son essence, dans toute sa dimension. Il est l'union, la réunion, au-delà de tout, au-delà de rien. Il nourrit le cœur des choses, les âmes des enti­tés qui ne se sont pas encore perdues, ne se sont pas encore dévoyées, n'ont pas encore été pliées par la peur, déstructurées par le doute et savent intuitivement que leur identité est au-delà de leurs conceptions et de leurs perceptions. Celles qui animent la matière de la plus fabuleuse des énergies n'ayant jamais vu le jour ; l'amour.

 

L'intention en avait assez partagé, et se préparait à laisser sa créa­tion s'exprimer par elle-même. Mais avant de plonger sous le voile de la cogni­tion, du discernement et de la raison, elle se confrontait à la conception de son identité énergétique. Pleinement ancrée dans la présence, une dernière fois, elle se délectait de ce dernier embrasement jusqu'aux confins de son identitaire ex­pansion et prenait conscience de ces deux vecteurs bioénergétiques, définissant si intiment son être et, sans lesquels elle n'aurait pu s'affranchir de sa propre es­sence pour retrouver l'absolue plénitude dont était né le premier antagonisme qui avait tout révélé ; un rien avait eut l'intention de tout.

 

Son immersion dans le monde psychédélique de l'inconscient ébranla sa création en un festoiement de lumière, de couleurs, qui enivra toutes les dimensions d'un immense sentiment de joie et d'amour, tandis qu'au seuil du grand voyage, elle prenait connaissance de son fondement ; au départ il n'y avait rien, puis rien eut conscience de n'être pas et, tout fut là...

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Renaissance 2015 (Nouvelle 4)

19 Février 2023 Publié dans #recueil de nouvelles

Renaissance 2015 (Nouvelle 4)

Sous le vent.

 

 

 

 

 

 

C'est par une belle journée d'été que je fis la plus singulière des rencontres. J'étais avec quelques amis, assis à la terrasse d'un café, non loin du bord de la plage, lorsqu'un fait, défiant toute vraisemblance, accapara brusque­ment mon attention. Un chuchotement ténu et anodin s'emparait de mes sens auditifs et réveillait une part de ma conscience. Il se fit voix lançant des mots obscurs, des phrases absconses dont je tentais de saisir le sens. Très vite, j'eus l'intuition que derrière ces paroles se cachait une étonnante fable encore incom­préhensible que j'étais, visiblement, le seul à percevoir. Et, tandis que mes com­pagnons continuaient de deviser gaiement, je prenais du recul, tentant d'en dé­terminer la provenance, sans toutefois y parvenir.

Pendant que j'observais les alentours en quête d'informations à ce sujet, mon cerveau, enclin à un imaginaire féroce, se mit en ébullition ; évo­quant les multiples pistes que nous pouvions raisonnablement envisager.

La première nous conduisit, du fait de la dure matinée que j'avais traversée et du nombre de verres éclusés avec mes amis, vers un phénomène au­ditif assez commun du nom d'acouphènes. Cependant les phrases tintaient si distinctement, si brillamment à mes oreilles, que nous envisageâmes sans tar­der une autre alternative.

Intéressés, depuis quelques temps, par tout ce qui touchait au pa­ranormal, nous échafaudâmes ensuite de multiples possibilités en rapport avec ces faits ; rapidement abandonnés face à l'aberration des scénarios que nous élaborions, comme si l'incongruité de la situation nous poussait à d'absurdes raisonnements.

Après plusieurs autres tentatives, toutes plus fumeuses et halluci­nantes les unes que les autres, nous fîmes une pause ; ma capacité d'imagina­tion arrivant au terme de ce qu'elle pouvait créer, je décidais de laisser courir et de passer à autre chose. M'apprêtant à reprendre le cours de ma vie, donc de la conversation, je fus littéralement assailli par une étrange inspiration qui stoppa net mon élan.

A cet instant précis, je pris conscience d'une chose tout à fait ano­dine qui pouvait détenir une part de la réponse que j'avais si activement cher­chée ; une légère brise, porteuse de multiples et gracieuses effluves, caressait la partie gauche de mon visage. Aussitôt je tournais la tête dans cette direction, persuadé d'y découvrir quelqu'un. Quelqu'un dont la voix aurait délicatement été acheminée jusqu'à mes oreilles incrédules. Cependant, je découvrais avec stupeur que la seule présence, dans cette direction, était bien trop lointaine pour que ma supposition puisse être valide. Malgré tout, une intuition, une sen­sation profonde, pénétrante, me laissait à penser que le vent n'était pas étranger à l'incident dont j'étais, visiblement, le seul et unique témoin.

Rapidement le souffle divin perdit en intensité, s'apprêtant à dis­paraître. La mélopée qu'il transportait, ostensiblement liée à l'aquilon, se mua en un soupir ténu se perdant dans l'expression musicale du quotidien.

L'étonnement, qui m'avait saisi en s'emparant de mon ouïe, dispa­rue de concert. Je laissais donc réflexions et interrogations quitter mon service neuronal, intimant à mon instinct de se taire et, reléguais les souvenirs de cette étonnante perception dans les limbes de mon esprit afin de réintégrer la conver­sation amicale qui m'entourait.

Je passais ainsi une excellente soirée, dînant avec mes copains, de­visant de choses et d'autres, riant beaucoup puis rentrais chez moi l'esprit se­rein, ayant totalement oublié mon acoustique aventure. A peine arrivé, je me servais un grand verre de citronnade, me dirigeais vers la terrasse sur laquelle je m'installais confortablement, profitant de ce moment de paix.

 

Occupé à laisser mes yeux voyager sur la voûte céleste, tout en m'émerveillant de sa splendeur, de son infinité, de son incomparable part de mystère, je relâchais toutes les tensions inhérentes à une journée de travail dans notre surprenante société. Totalement détendu, je fermais les yeux, désireux de profiter pleinement de l'instant tandis qu'une imperceptible brise venait, une fois encore, caresser mon visage, emportant avec elle les délicats ressacs de mes tensions intérieures.

Lentement, elle s’intensifia, aidée par quelques rafales porteuses d'effluves marines et de douceur estivale, adoucissant la lourde moiteur de l'été. Puis elle trouva son rythme, sa respiration, se transforma en un vif alizé, tendu et électrique. Bercé par se souffle dynamique et énergisant, j'accordais, bien malgré moi, ma respiration sur son flux, laissant de côté la torpeur qui m'enva­hissait pour plonger dans une sorte d'éveil, d'extase à laquelle je m'abandonnais avec une ostentatoire délectation. L'instant avait quelque chose de magique, de merveilleux ; un incommensurable et inexplicable bonheur m'envahissait.

Les yeux rivés au firmament, je me laissais doucement dissoudre par cette universelle béatitude mettant en exergue une insidieuse envie de dis­solution, de disparition. Puis j'explosais en une infinité de couleurs et de sons propulsés à travers les dimensions de l'espace, du temps. Sans que rien ne m'y prépare, j'explorais le tout, l'indéfinissable, avec respect, avec humilité, au comble d'une extrême jouissance exhalant mon âme. Sous l'impact de cette sen­suelle énergie, je me fondais à l'intérieur de tout cela ; pénétrant l'essence même de la vie, du devenir.

Cependant, cette dévastation sensorielle semblait ne pas pouvoir, ne pas vouloir en rester là. Alors le vent se mit à caresser chaque parcelle de ma peau offerte à la nocturne fraîcheur. Il m'interpellait, me poussait à redevenir le module corps-esprit que j'avais laissé derrière moi, m'incitait à réintégrer la conscience de la matière d'où s'échappait une profonde sensation d'unité que j'avais jusqu'alors oubliée. Je quittais l'espace, plongeais au cœur du temps, me focalisais sur un présent aux sensations passéistes, initiées par le murmure qui revenait.

Distant les premiers instants, il s'enfla lentement, apportant une ébauche de mots, ici ou là. Ce goutte à goutte verbale se transforma vite en un flot de mots incompréhensibles, un essaim venu de toute part qui frappait mes tympans avec une cruelle frénésie. Puis, d'autres vagues orales arrivèrent rapi­dement, se chevauchant les unes les autres, comme un immense brouhaha au milliard de conversations.

Ce magma sonore transperçait mes oreilles, vrillait mon crâne ; s'en était fini de l'indicible bonheur. Je découvrais toute l'horreur de cette sub­tile souffrance tandis que la cacophonie augmentait encore sa pénétration, à grand coup de martèlement. Puis brusquement, le vacarme s'envola, tout se fi­gea de longues minutes comme si le silence n'était pas encore présent, pas en­core disponible. Et, il fut là, plein de lui-même, de sa vibration, de sa douce et tendre aubade, susurrée du bout des lèvres. Celle qui apaise les cœurs et les es­prits tendus de meurtrissures en leur offrant un instant de solitude qui les conduit à la béatitude. Mais ce moment de rédemption, cet instant de paix, je le ressentais, ne serait que de courte durée. Déjà une auditive présence se devinait, si lointaine qu'elle semblait imperceptible ; en fait, elle était à la limite, jouait avec, jusqu'à ce qu'elle se décide enfin et s'approche doucement.

Une douce, une toute frêle mélopée caressait maintenant mes tympans. Le rythme de sa pulsation donnait à penser qu'il s'agissait d'une comptine pour enfant, belle, douce et tendre ; peut-être une berceuse. J'étais in­capable de le déterminer, les mots étaient impalpables, trop évanescents pour l'heure. Cependant je les entendais s'approcher lentement tandis que, derrière la charmante musique, se cachaient des battements de tambours imaginant un nouveau chant aux accents guerriers. Puis les mélodies, les rythmes s'estom­pèrent, laissant la place aux mots qui, telle une litanie, un mantra, me racon­taient la plus merveilleuse des histoires que, pourtant, j'avais du mal à écouter, à croire. Néanmoins j'y prêtais l'oreille et rapidement un peu plus ; elle me pé­nétrait, me séduisait, m'emprisonnait, tant elle me touchait, tant elle me trou­blait.

 

Mon esprit vacilla, encore incapable de concevoir, puis d'accepter l'inéluctable vérité ; s'en était trop pour lui, pour moi. Cela ne pouvait pas être, ne devait pas être. Cette chimère, cette hallucination ne pouvait pas être ce que tous mes sens, toutes mes perceptions et même ma conscience me poussaient à admettre. Pourtant, je ne pouvais plus en douter, plus m'en éloigner, me défiler. C'était bien le vent qui coulait ses mots aux creux de mes oreilles ; en fait, il se racontait, s'expliquait, se partageait.

Il parlait de son existence, de son identité, de sa raison d'être. Choisissait ses mots, lui qui en avait tant entendu, en avait tant colporté, tant écouté et qui, à travers l'énergie dont ils étaient porteurs, percevait la teneur profonde de ce qu'ils exprimaient ; tout une palette émotionnelle et concep­tuelle des circonvolutions de la pensée humaine, de ses espoirs à ses dérives, ses renoncements, ses abandons. Il contait le temps et l'espace ; ses seules réelles perceptions de notre dimension, son attachement à cette planète dont il était la respiration ; son indissociable lien avec la vie, la création.

De la plus étrange et surprenante des façons, il réinstalla la sensa­tion d'unicité, de bonheur, de plaisir ; une inqualifiable jouissance qui s'empara de mon corps, mon entendement et mon âme. Qui abolissait toutes les formes émotionnelles de l'identité, toutes les conceptions illusoires de nos perceptions, nos réflexions, puis de notre identification à la matière ; il était né, vivait, exis­tait et palpitait pour cela !

De par sa condition, immatérielle bien qu'existentielle, il nous montrait le chemin qui libérait l'essentiel de ce qui nous animait ; cette énergie qui insufflait un microscopique mouvement à toute la création. Il dessinait les contours du secret électrique, fils de l'affrontement énergétique opposant l'ombre à la lumière, que la céleste intention avait lancé à la quête de la conscience. Puis il changea de ton, me ramena à la matière, à cette vie qui s'ex­primait dans le présent, comme une étincelle de réalité.

Il entonna un chant de louanges à la beauté, la magnificence de ce monde. Chant qui s'adaptait aux contrées traversées, à leurs cultures, leurs cou­tumes, leurs identités. Une sorte de mantra multilingue qui louait la part de semblance dans toutes les différences. Puis décrivait les somptueux paysages, les corps, les objets, tous ces êtres, ces présences qu'il survolait, qu'il caressait de son immatérielle présence. Ces choses dont il emportait avec lui une part, un souvenir, une émotion et qu'il partageait avec tous ceux qui en éprouvaient le désir, en étaient capables.

Lors de chacune de ses rencontres, de ses étreintes intimes, au seuil de la plus torride des sensualités, il prenait sa part d'existence. Mais ce voyageur sidéral accédant à toutes les dimensions, porteur de bien des passées et allant constamment de l'avant, n'existait pourtant qu'au présent.

Dans cet intervalle restreint, il explorait son aérienne condition sur le fil de la substance. Il s'en nourrissait, s'enivrait de toutes ses sensations, de toutes ses émotions, puis s'abreuvait à la source de sa conscience ; parta­geant un éclat de lumière qui éveillait un peu l'âme. Il pouvait être doux, cares­sant, beau parleur, mais aussi trop charmeur, trop menteur, trop fureteur. Et parfois s'enflammer, déployer sa force, sa puissance au service des instances de l'enfer. Il s'élevait alors en cyclones, en typhons, se jouant de tout comme de la paille. Mais cette folie dévastatrice n'était qu'un appel à l'assomption sous toutes ses formes. Un hurlement de rage, débordant de douleur, une forme de prière lancée aux cieux dans l'espoir de toucher les dieux pour qu'ils aident le monde et ce qu'il contient à accéder à l'ultime élévation.

 

Il s'était tu, un instant, comme pour reprendre son souffle. Il s'était trop impliqué dans ce souvenir énergétique, l'avait rendu si vivant que des restes de colères irisaient ma peau de minuscules éclairs. Puis, il reprit le fil de ses pensées d'un ton enjoué, faussement détaché, parlant de cette chair qu'il aimait tant effleurer.

Ses mots se chargèrent de sensualité, de langueur, de désirs incen­diaires. Il encensait toutes les courbes, s'extasiait de leur fluidité, de leur dou­ceur. S'enflammait en se remémorant tous les contacts avec les sinuosités, les rondeurs autour desquelles il s'enroulait, se lovait. Dans le verbe, il mettait toute l'émotion, toute la passion qui le consumait, masquant avec retenue l'ar­deur concupiscente qui en tissait la trame. Et, la puissance de son envie électri­sait l'atmosphère.

De petits éclairs bleutés zébraient l'éther, piquaient ma peau, sous les caresses de mon conteur tandis qu'il repoussait les limites de mes percep­tions. Il ouvrait mon esprit, mon regard, sur le monde et sur le cosmos. Au-delà de sa coupable volupté, son insatiable appétit pour les courbes et les rondeurs cachait l'évidence qu'il venait de m'offrir.

Dans la création tout entière, la plus fabuleuse des intentions avait arrondi l'univers en terme de galaxies, d'étoiles, de planètes. Le reste, ce qui n'était ni palpable, ni visible, avait simplement été courbé pour que rien dans cet ouvrage ne soit un frein, une difficulté à franchir, que rien ne fasse obstacle à l'unité, la grâce, la douceur et l'amour.

Sans me laisser le temps de m'en imprégner, il revenait à cette chair dont il était privé. A cette fantasmagorique hallucination qui dévorait son essence, incendiait son âme, bien loin des rives de la douleur, de la souffrance. C'était sa raison d'exister, la condition sine qua non à sa création ; sans ce manque générant le désir, comment aurait-il eu envie de continuer à respirer le monde ? De continuer à exister, à découvrir ? De participer à la création, à l'ex­pansion universelle ?

Cette stupéfiante frustration, il l'avait transcendée, en avait fait naître un amour vrai, intense et profond. La chair en particulier, la matière en général, n'avait plus de secret pour lui. Il avait caressé tant de peaux, infiltrés tant de vêtements. Il avait embrassé trop de leurs émotions, leurs sentiments, s'était retrouvé le porteur du bonheur, comme de l'horreur ; ayant tout touché, tout entendu, tout ressenti. Il avait cerné la condition humaine, l'avait guidée et parfois molestée. S'était attristé de sa maigre évolution mais avait continuer de l'aimer ; comme il avait aimé tant d'autres choses.

Cependant il lui fallait mettre un terme à cet embrassement émo­tionnel qui l'avait submergé et m'avait dévasté ; il avait encore bien des choses à dire et à m'offrir. Aussi, avec quelques mots bien choisis, il laissa s'envoler les dernières saillis de son érotique volupté qui m'avait vidé, me laissant sans plus d'énergie, trop abasourdi par l'immensité de ce qu'il venait de partager ; ce condensé d'humanité. Cet agrégat sensationnel où se côtoyaient toutes les gammes des saveurs initiées par le corps, le cœur, l'esprit et plus encore. Ce plus qui m'avait traversé, rempli et saturé de l'amour de toute chose, de la création elle-même et surtout de celui de la plus impalpable des intentions ; celle qui avait tout désiré, tout rêvé.

 

Après cette envolée passionnelle, son discours perdit en érotisme, bien qu'il continua de parler de la matière. Mais, cette fois-ci, son verbe péné­trait mon ouïe d'un matérialisme figé, froid et dur. Les mots avaient perdu le rythme lancinant que leur donnaient les battements de ce cœur exalté. Ils s'étaient alourdis, approfondis, pénétrant l'inertie des matériaux afin d'en ex­traire la pulsation primordiale et primaire qui se tendait vers l'univers.

Il emmenait mes oreilles en voyage au plus profond d'une sub­stance que je ne connaissais pas ; celle qui compose la nature de la terre. Cette errance fit naître l'angoisse dans mon corps, dans mon esprit, tant ses mots m'enfonçaient profondément dans le sol, m'unissant à la planète, comme si j'avais été enterré vivant. Cependant mon épouvante fut dispersée par une tita­nesque force vitale parcourant la terre dans laquelle je sombrais et qui me lais­sait pressentir un indéfectible et indestructible lien unissant toute chose. Pour­tant, je n'étais pas encore arrivé où il voulait me conduire. Maintenant, sa pen­sée se minéralisait, se durcissait, tandis que je me solidifiais en pénétrant l'obs­curité du roc.

J'étais prisonnier de la pierre, de son esprit, et plongeais vers une autre dimension de la matière, une autre expression de la vie, de la création. J'y expérimentais une forme de longévité, d'éternité statique et découvrais avec émotion que, même dans le plus dur des granits, l'immobilité était un leurre parce que tout était mouvement au niveau atomique. A ce niveau d'extrême densité, le temps n'existait plus, il n'y avait que l'essentiel dans sa plus simple expression, sa plus élémentaire condition. Cela offrait une pacification qui cou­vrait l'âme d'un baume de sérénité tant le simple fait d'être se suffisait à lui-même ; c'était l'intense harmonie de la présence !

Aux confins de ce rêve minéral, le temps se transformait. Il se cal­quait sur la pulsion terrestre, sur le mouvement de son sang bouillonnant, son magma. Il battait sourdement, avec ardeur, s'unissant au rythme de la création. Il retrouvait le creuset de l'essentielle intention qui habillait tout d'une inspira­tion identique. Aussitôt, les mots s'inspiraient de cette émotion, ils se mettaient à l'unisson et percutaient mes tympans au rythme endiablé de cette impulsion vitale, faisant exploser dans mon cortex des myriades de formes et de couleurs. Ce camaïeux festif et lumineux faisait exploser la pierre, il me libérait et me pro­pulsait vers les cieux, tandis que mon conteur me plantait en plein songe végé­tal.

L'onde aérienne se jouait de mes sens, de mes perceptions, super­posant avec frénésie émotions et images. C'est pourquoi, je ne saurais dire si le tactile aquilon chuchotait encore à mon oreille cependant il faisait courir mon âme dans cette matière aux multiples textures.

A travers la rudesse de certaines écorces, la douceur d'autres, il m'emmena sillonner le corps des arbres tendus vers les cieux, qui tels des ves­tiges d'explosions de matières s'étaient figés dans leur désir de la présence. Ils étaient les liens qui unissaient les étincelles de la vie terrestre puis les projetaient dans le flux cosmique de l'intention créatrice. Ils formaient le trait d'union entre deux mondes aux dimensions multiples ; les pieds dans la matière, les bras au fond des cieux. Ils étaient les porteurs des chants angéliques dans le frissonnement de leurs feuilles, de la rudesse du monde dans le craquements de leurs bois. Ils étaient le souffle qui effleure la matière, cette généreuse et fringante litanie qui sifflait à mes oreilles et accompagnait mon essence en une course effrénée dans le monde végétal.

Les images, les sensations défilaient plus rapidement, comme si le temps était désormais compté et la fugacité de mise. Mon âme s'était éloignée de la longue et dense sagesse de bois, pour plonger vers l'évanescente frivolité de textures aériennes et colorées aux fragrances enivrantes. Happée par cette déflagration d'exhalaisons ensorcelantes, je m'étais comme liquéfié dans une matérialité florale pour découvrir avec stupeur une autre forme de l'unité. Comme si dans cette forme d’androgynie pastorale tout avait été accompli, avait été réuni.

Pistils et étamines tantôt se dressaient, tantôt se pâmaient sous l'impulsion dévastatrice de leurs désirs de jouissance, de procréation. De cet hermaphrodisme naissait une valse de sentiments, identiques en essence et pourtant énergétiquement en opposition, qui accaparait une part de ma conscience pour y poser la dualité comme indispensable point focal à l'expres­sion de l'unité. Ainsi, mon âme se décomposait en une part de masculinité, une autre de féminité. Une dualité de façade qui n'était, une fois de plus, que le masque de l'unicité.

Cependant mon impétueux compagnon de voyage ne me laissa pas profiter de cette légèreté pastorale qui câlinait tendrement mon âme réunifiée. Le bouillonnant magma ne parcourait plus mes fibres, les effluves fantasmago­riques qui exhalaient mes sens s'étaient envolées, laissant place à d'autres fra­grances moins chimériques et plus tribales ; il me ramenait à la chair. Mais une chair tendue d'une infinité de battements de cœurs, s'élevant à l'unisson, qui entonnaient un chant bestial et vindicatif glorifiant la conquête, le territoire. Un chant qui accélérait mon cœur et faisait jaillir la part instinctive d'animalité cachée qui conduisait et sous-tendait mon existence.

A cet instant, je plongeais. Je n'étais plus qu'un battement de cœur, une respiration, une présence musculaire ; j'explorais le bestiaire de la condition animale où, toujours à l’affût, toujours en éveil, je n'avais pourtant pas accès à la sapience ; il n'y avait que mon instinct pour enivrer et dévorer mes entrailles. Il était l'essence de mon existence. Il était au cœur de mes courses, dans la folie de mes vols, dans l'exubérance de mes bons, comme une vitale incantation délivrée des affres de l'envie, de la passion. Un profond et fan­tastique échange énergétique avec la création qui posait un équilibre, tendu et parfait, au service d'une juste et noble cause ; l'existence !

Mais déjà mon cœur se calmait et les images se ternissaient tandis que le vent, lui-aussi, s'apaisait et laissait filer mon âme loin de son emprise. Je retrouvais, peu à peu, ma conscience et réintégrais le monde matériel qui était le mien. Cependant le regard que je posais sur l'univers qui m'entourait était à mille lieux de mes connaissances, de mes habitudes.

Le voyage que je venais de faire laissait planer une sensation d'ineffable qui apaisait mes tensions et laissait, encore pour quelques temps, ma conscience pleine de l'ivresse de tous ses aspects de la matière. Je me sentais un univers, avec des atomes pour étoiles, des combinaisons chimiques à titre de ga­laxies, et des organes comme mondes parallèles. C'était une splendeur, un in­tense bonheur qui universalisait ma condition et ma présence.

 

Comme si il prenait son temps, une douce brise s'était installée ; peut-être voulait-il laisser la béatitude et la paix préparer mon âme à entendre un tout autre message. En tout cas, celui que je prenais pour un paisible élé­ment, une sorte de lutin, de farfadet, un bel esprit, se mit à souffler brusque­ment avec violence et agressivité. Il ne chantait plus, il scandait des mots abruptes, d'une voix rauque. Des mots qui invitaient à laisser vivre, qui appe­laient au réveil, d'une autre part de la fantastique énergie animant le tout ; l'étincelle sans lumière, sans amour ! Celle qui était en quête de souffrance, de douleurs et d'horreurs. Poussée par une avidité destructrice, elle parcourait ce monde, chevauchant les blizzards et partageait ses horreurs, semant désespoir et mort sur son passage.

Cette escarbille se nourrissait de la noirceur, de la rancœur, des désirs malsains, des sentiments abjectes. Elle éteignait les yeux, condamnait à l'errance, s'emparait des esprit, assujettissait les âmes et plongeait la présence dans l'opacité du néant où seuls retentissaient les hurlements de la haine. Elle dessinait puis installait sa conception de l'enfer ; sur de son fait, sa puissance et sa légitimité.

Une pertinence qui glaçait mon sang, torturait mon esprit et bles­sait mon âme, tandis qu'il se taisait enfin. Il se calmait puis se transformait en brise glaciale porteuse de nouvelles images qui installait le feu dans mes en­trailles et jusque dans mes os. Un feu de glace qui figea ma conscience, qui pé­trifia mon âme et me propulsa dans un monde abominable et déchirant. Ici, la jouissance, le désir étaient les produits de la souffrance, de la douleur. Des images d'une violence extrême qui transperçaient ma psyché, pourfendaient mon cœur, déchiraient mon âme tandis qu'elle surfait sur la malfaisance du monde, sur sa brutalité, son inextinguible désir de sang, sa soif de mort.

C'était l'autre image, l'autre côté de la vie, celui qui annonçait la mort comme une finalité, un but ! Celui qui nous individualisait tant il finissait par nous terroriser totalement, occultant l'essentiel, et nous plongeant dans une éternelle et pourtant virtuelle solitude qui devenait une prison pour nos âmes désunies.

Cette fois s'en était fait ; il m'avait prit dans son piège. Alors, il plongea mon âme éparpillée au cœur même de l'horreur. Celui qui me faisait rê­ver tout à l'heure, me torturait maintenant. Il s'était fait vecteur de maladie, porteur de virus et, messager de mort pour tous les règnes, toutes les formes d'existence. Mais en étant ce vecteur de destruction, de souffrance, il contri­buait, avec une frénétique dévotion, à la transformation de toutes les formes de la substance.

Cette transmutation existentielle était une expression de l'inten­tion première. Elle y établissait une sorte d'équilibre par une approche antago­niste des fils conducteurs tissant la trame de la création qui, sous le couvert de la destruction, cachait sa perpétuelle évolution. Comme si sous toutes les formes de l'horreur et de la souffrance se laissait entre apercevoir une unicité clandestine, résolument confidentielle.

Finalement, dans ce voyage aux confins de la peur qui enserrait le cœur et du malheur qui déchirait l'âme, je découvrais une autre essence de l'amour ; le mal. Mais ce n'était pas un amour qui caressait. Il assaillait de toutes parts, à coup de sentiments de haine, de montée de violence, d'instincts de destruction, et de pulsions de mort. Il me guidait vers une zone de non droits, où tout était éteint, tout était noir.

Le vent glacial accompagna ma descente vers la source de tout mal d'un feulement démoniaque qui se transforma en hurlement lorsque je m'y unie.

L'étincelante lumière noire qui brillait de mille feux inondait mon cœur. Elle l'enserrait, le resserrait, le condensait et le figeait. La souffrance était insupportable, la douleur monstrueuse quand une force inouïe concentra l'es­sentiel de mon être en une microscopique sphère d'énergie noire, brillant d'un éclat métallique et au centre de laquelle éclatait le plus invraisemblable des so­leils. Puis brusquement les éclats lumineux se complétèrent. Ils se fondaient, s'harmonisaient et consommaient l'unicité. A travers leurs polarités inversées, sans cesse en affrontement qu'était l'attirance et la répulsion, l'intention pre­mière libérait son œuvre dans la création. Elle engendrait une conscience unique qui exploiterait toutes les formes de la vie pour développer son unicité ; réduire Un à sa plus simple expression !

 

Il n'y avait plus rien, juste le fait d'être, unique et innombrable à la fois, et dans la plus stricte simplicité, en vibration parfaite avec toutes les lu­mières. Toutes ces lumières, qui couraient sur les images du monde, de la ma­trice, du cosmos, pénétraient dans mon corps, s'emparaient de mes sens et illu­minaient mon esprit tandis que mon âme se nourrissait puis se mélangeait à l'intention créatrice universelle. Pour la première fois, j'existais ! Dans mon infi­nie petitesse humanoïde se concentrait un macrocosme gigantesque s'affran­chissant de toutes les formes de limites, et même de libertés. J'étais présence participant de l'ensemble ; une cosmique impulsion qui s'étendait sur l'éternité. J'étais... immensité !

Cette réalité objective s'imposa à ma conscience puis s'élança à la conquête de l'infini. Les deux explosions lumineuses, la clair et la sombre, tou­jours différenciées bien qu'en fusion, s'étendirent immuablement dans toutes les directions ; elles s'appropriaient l'espace et le temps. C'était l'universel qui exprimait son indicible présence dans la contraction comme dans l'expansion. Il était, que dire d'autre ? En seul décideur, il rétablissait des paramètres qui si­gnaient la fin de mon voyage sidéral sur les voiles des vents. Il reconduisait mon âme vers ma présence, vers ce monde auquel j'étais attaché, auquel j'étais lié, mais dont je craignais de me considérer, dorénavant, prisonnier.

Les images ne me laissaient plus le choix, elles entamaient une danse féerique et endiablée qui me rapatriait, avec douceur mais fermeté, vers mon véhicule terrestre. Ce ballet erratique sautant d'une face à l'autre, de l'ombre à la lumière, déchira le voile d'éther qui retenait encore un peu mon âme dans les hautes sphères, même si mon esprit luttait contre la raison qui se rapprochait. Mais, incapable de me soustraire à cette inexorable énergie qui m’entraînait, je m'écroulais bestialement dans la matière, retrouvais mes sens, mes émotions tandis que mon « je » spirituel et mon « moi » matériel tentaient de s'individualiser.

 

L'impact avait tendu mes nerfs à m'en déchirer la peau. Il avait ar­qué mon corps à en briser tous les os. Alors mon âme s'était mise à hurler et un grondement grave et puissant était monté de mes entrailles. Il avait brûlé ma gorge tant il criait sa souffrance. J'avais serré les dents pour l'arrêter ; il les avait fait voler sous la pression pour exprimer toute sa douleur. Puis le cri avait fran­chi mes lèvres, les tailladant avant d'aller se perdre dans l'univers.

J'avais ouvert les yeux, comme réveillé par ce flot sonore qui s'ex­tirpait douloureusement de mon corps semblant exorciser tous les moments, bons ou mauvais, que j'avais traversés et parfois partagés.

Je quittais définitivement, à mon grand dam, les rives de la pres­cience ainsi que les paysages de l'absolue conscience et retrouvais ma condition humaine néanmoins éclairée par tout ce qu'il me restait à vivre. Tout allait bien !

 

Une douce brise tendrement sur le déclin cajolait les restes d'ivresse qui vibraient le long de mon échine et frémissaient sur ma peau d’une douce et tendre mélopée ; l'esprit de l'air finissait de me raccompagner sur terre, dans ma dimension temporelle. Cependant, avant de m'abandonner sous l'éclat rougeoyant de l'aube naissante et de me laisser m'envoler vers les rives de notre aliénante société, il voulait poser dans mon esprit une dernière étincelle de jouissance lumineuse, d'ineffable. En ultime obole, il laissa la brise porter du bout des lèvres, les derniers murmures qu'il m'offrait.

Il parlait de ce voyage que nous avions fait. De ce qu'il m'avait fait connaître et parfois apercevoir. De cette dualité énergétique, pourtant issue d'une seule et même source, dont il était le réceptacle, le vecteur et pour moi le conteur.

Il était le colporteur des plus belles envolées emphatiques comme des plus innommables pulsions de violence. Chapardeur des fragrances ensor­celantes comme des flatulences nauséabondes, chef d'orchestre du cœur de la vie, des trompettes de la mort ; il était l'esprit de l'air ! Partie intégrante de l'univers, il en était le gardien, comme les autres esprits élémentaires, et devait en préserver l'équilibre afin d'assurer son maintient, son essor.

Dans un dernier souffle, où il me plaça et me traita en ami, il s'es­souffla complètement et disparut. Mais ses promesses de rencontres prochaines tintaient encore à mes oreilles, elles laissaient planer dans l'air un espoir, un dé­sir qui m’émouvait et me touchait si intimement qu'il mouilla mes yeux, posant un voile lourd, impénétrable sur ma vision ; la voûte céleste devenait floue, se brouillait.

Alors mes yeux, ivres de leurs larmes, débordèrent, ils libéraient l'eau de la vie qui les emplissait. Les larmes roulaient sur mes joues et plon­geaient vers mes lèvres pour finir leurs courses sur mon cœur, où elles écla­taient comme pour éteindre la morsure de feu des promesses non tenues, des espoirs oubliés.

Sous cette pluie apaisant ses remords, mon cœur se délivrait des relents de souffrance, de sa propre incompréhension, de ses doutes. Il se reliait à la source de cette bienfaitrice énergie d'amour, commune à toutes les dimen­sions, toutes les créations, toutes les créatures. Il sortait de sa contrition, s'épa­nouissait, et s'ouvrait à l'échange pur, entier et désintéressé. Insidieusement cela élevait la vibration matricielle de mon corps qui s'harmonisait avec celle de mon cœur puis ce couple s'unissait à mon âme ; un surprenant triptyque qui dé­stabilisait ma conscience.

Alors sans me déplacer matériellement, je changeais pourtant de dimension. Mes perceptions s'étendaient au-delà de l'image, bien plus loin que ce que je voyais, je pénétrais un monde tendu de connexions aux liens énergé­tiques ; comme une toile d'araignée galactique aux multidimensionnels ondoie­ments électriques. Je plongeais au cœur de l'éternité, de la matrice universelle où se déstructurait la conscience pour faire naître l'Un. L'unité, cet amour qui composait et inondait absolument tout, sans distinction, me traversait, me transcendait, me laissant pleinement conscient et profondément heureux d'être une infime étincelle de cette si absolue forme de partage.

Mais à cet instant, un éclair éblouissant avait propulsé la part in­qualifiable de mon être à travers l'univers et, comme dans un rêve, j'avais re­trouvé l'usage de mes sens. Un brutal et dur retour à ma présence, ma vie, ma dimension, à une perception restreinte du monde, exiguë de ma condition hu­maine. Ce retour au présent avait gardé une part de magie, de fantasme à tra­vers la connexion persistante aux esprits élémentaires qui me faisaient mainte­nant découvrir avec émerveillement leur contribution à mon organique concep­tion.

A l'aide de mes sensations et d'une rare et vie intensité de percep­tion, ils me faisaient ressentir ce qui dans l'essence de la chair liait mon exis­tence à ces particules élémentaires.

Dans mes os, mon squelette, je sentais la terre nourricière, l'opu­lence de sa présence rassurante, de son poids. Dans mon corps s'exprimait un monde aqueux peuplé d'océans rugissants, de rivières tumultueuses, accapa­rants les trois quart de l'espace. Et dans ce qui n'était pas immergé, un feu, créa­teur de l'alchimie existentielle réchauffait la matière et la régénérait. Il couvait ici et là, se répandant parfois et explosait souvent. Il formait ce magma créateur de la vie. Un magma dont les effluves vitales étaient transportées par mon ré­cent compagnon de voyage, l'esprit de l'air qui remplissait nos poumons, insuf­flait son énergie dans nos cellules, dans nos atomes.

Je me sentais frère planétaire. Certes une pâle copie mais un bel hommage, quand même, à cette terre qui m'accueillait, me nourrissait et me portait comme l'aurait fait une mère, tandis que le cosmos me couvrait de sa bienveillance comme l'aurait fait un père. J'étais le fils de l'univers et de la terre, assimilais mes origines, écoutais leurs échos en moi et me laissais bercer par l'extase qui s'installait.

 

J'avais fait un saut quantique du plus microscopique des mondes au plus inconcevable, sans jamais sortir de cette chair que je commençais à sen­tir de nouveau. L'extatique dérive me ramenait lentement à mon port d'attache, à l'expérience du moment, à cette matière dans laquelle je venais de dériver comme de me perdre pour finalement tout appréhender et ne pas pouvoir le partager, ni même en parler ; tout cela étant bien trop impalpable et imperson­nel.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, j'assumais pleinement de ne pas trouver les mots, les termes qui qualifieraient, qui quantifieraient, l'essentiel de ce qui m'avait été offert. J'acceptais cette frustration pour grandir encore, pour ouvrir mon esprit, pour accentuer ma capacité de compréhension et découvrir, avec stupeur, l'extraordinaire ascendant de la connaissance. Celui qui en dépassant tout nous installe dans ce qui est.

 

Tout n'est que passage. Qu'importe le temps imparti, l'expérience seule existe, à travers ce quelle crée, ce qu'elle engendre ; cette chose mer­veilleuse et extraordinaire qu'on persiste, encore et toujours, à appeler la vie !

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Renaissance 2015 (Nouvelle 3 Partie 1)

15 Février 2023 Publié dans #recueil de nouvelles

Renaissance 2015 (Nouvelle 3 Partie 1)

L'enfant et le roseau

 

 

 

 

 

 

L'histoire dont il est question est advenue dans une contrée bien trop lointaine pour qu'elle soit encore découverte. Un lieux merveilleux où vivent toujours les mystères, les miracles et où, parfois, certains rêves se réa­lisent sans que l'on sache trop ni comment, ni pourquoi. En fait, un bien étrange endroit qui pourrait être ici ou là-bas et où plane toute l’évanescence du monde.

Dans ce surprenant lieu, se dresse une minuscule ville à la ban­lieue clairsemée de petites masures. Dans l'une d'elles, le petit Kevin, collé à la fenêtre de sa chambre, semble fuir une réalité qui ne lui convient pas. Son re­gard vide et légèrement humide musarde dans le jardin ne sachant où se poser ; où trouver cette paix qui le fuit en permanence, ce total oubli de ses peines les plus profondes, les plus douloureuses. Il n'a qu'une pensée en tête ; fuir ! Echapper à ce calvaire quotidien qui le poursuit inexorablement depuis mainte­nant trop longtemps. Retrouver la joie de vivre d'un garçon de dix ans, mordre à pleine dent l'insouciance, surfer l'ivresse d'être en vie.

Mais Kevin n'est pas de ceux-là, il porte une croix, un fardeau, une montagne de désespoir, de dégoût et d'abnégation. Il ne peux plus vivre dans la peur, l'angoisse lui vrillant les tripes. Il n'a plus la force de supporter la douleur, la souffrance, la solitude. Sa vie l'étouffe et il ne voit aucune alternative à cet état de fait ; à vrai dire, l'espoir n'est plus qu'une illusion depuis bien longtemps.

 

Pour l'instant, tout cela est loin de lui, de son esprit. Il s'est réfugié dans cet espace sans aucune saveur ni émotion. Un petit coin perdu dans les profondeurs de son être, de sa psyché, qu'il a créé de toute pièce dans l'urgence ; pour ne pas perdre l'esprit dans une période paroxysmique de son calvaire. Il n'y trouve pas la paix ; oh, non ! Mais au moins il n'y a plus rien, ni bonheur, ni malheur, ni souffrance, ni douleurs ; juste le vide, dense et lourd, si apaisant pour ses nerfs tendus mis à rudes épreuves. Ses nerfs qui tordent son dos, ses mains, ses membres, et même parfois son visage et qui, pour le moment, lui ac­cordent un répit. Il n'est qu'une absence!

Malgré cela, son regard vide et toujours embué, fini par stopper sa lente errance sur le petit groupement de roseaux se trouvant au bord de l'exigu plan d'eau, où s'ébattent des poissons rouges. Juste à quelques mètres de sa fe­nêtre, entre la petite cabane où traîne tout ce qui ne sert plus et l'espace aqueux. Toutefois la pause est de courte durée, les yeux de Kevin reprennent leur vaga­bondage bucolique, comme pour mieux aider son attention à ne pas se manifes­ter. Il s'échappe de l'instant, de la pensée, la présence et de tout ce qui leur res­semble ; tout ce qui pourrait l'éloigner du néant dans lequel il se réfugie.

Mais bien vite son regard revient sur l'amas de typhacées, si at­tache plus longuement avant de reprendre sa course folle. La fois suivante, il s'y installe un instant puis, repart et revient aussitôt pour finalement mettre un terme à cette fuite éperdue. Les yeux s'arrêtent, se figent, le regard toujours vide, laissant ce corps inoccupé se transformer en boule de douleur.

 

Kevin quitte son monde néant, revient sur la terre, dans sa chambre. Quelque chose ou quelqu'un l'appelle dans le lointain. Alors, il recom­pose son visage d'enfant banal, fait refluer souffrances et douleurs au plus pro­fond de lui-même, dans ce qu'il appelle son marais secret et se réapproprie le monde qui l'entoure.

Il redécouvre la lumière vive de l'été, la brise fraîche qui l'accom­pagne. Le chant de la nature célébrant la vie, l'air qui pénètre le corps, l'apaise. C'est une explosion de sensations, une extase existentielle, quelques fractions de secondes volées à l'adversité de sa triste et pénible existence.

Puis le quotidien reprend place, les instants d'émerveillement se sont évaporés, Kevin se retrouve seul dans le silence le plus absolu ; les yeux toujours figés sur les phragmites. Il attend, cherchant à comprendre ce qui l'a tiré de son univers de néant, mais rien ne se passe tout est calme, sans bruit, sans un souffle. Pas même le sien, trop évanescent.

Complètement hypnotisé par les graminacées, Kevin n'a pas vu le temps filer. La belle et radieuse journée s'est doucement éteinte, se lovant sous un voile de nuit. Le soleil s'est abîmé de l'autre coté de la planète laissant l'opa­lescence lunaire irradier le firmament. Le peuple s'est endormi, entraînant avec lui les trop pleins d'énergie, les exaltations, les peines, les désirs. La pulsation vitale de l'humanité, l'inconscient collectif, la frénésie sociétale se sont ensom­meillés, emportant toutes les formes de tension, de pression, de négativisme. Tout semble désormais calme, détendu, fluide. C'est un instant de béatitude particulier et privilégié où l'excitation est tombée faisant place à la paix ; la pen­sée s'est tue, tout devient possible, le monde rêve.

Kevin est présent, mais sans pensées. Il respire calmement, libre­ment, totalement détendu. Ses yeux brillent intensément, au comble de l'ivresse. Incapable désormais de quitter du regard les roseaux, il prend incons­ciemment sa part de rêve qui le conduit, en un éclair, à l'apaisement. Il y a tant de souffrances muettes, dans sa vie, liées à cette ombre bestiale et brutale qui domine tout son être, torture son esprit, enflamme ses entrailles. Mais mainte­nant, Kevin se moque de tout cela, il se délite dans la quiétude qui l'attire puis l'anime. Il est, le plus simplement du monde, sans aucune forme d'identité, au­cunes pensées, ni perceptions.

Brusquement, le tintement agressif du réveil brise la magie de l'instant, en défigure la beauté. Kevin chute et s'enfonce dans son être ; il est de retour à sa géhenne; son existence.

Une nouvelle journée l'attend. Un chemin de croix effectué un nombre incalculable de fois et menant immanquablement à cet endroit où l'at­tend, quelque part tapi dans l'ombre, son pire cauchemar ; son tortionnaire ! Cette pensée glace Kevin, pose la peur dans ses tripes, l'angoisse dans son cœur. Deux maîtresses exigeantes qui ne le quitteront plus de la journée et l'accompa­gneront au collège à la rencontre de son infernal destin, tenu de main de fer par un nouvel arrivant du nom de Conquistador Fuentes, dont il est devenu la proie, le souffre douleur.

En son fort intérieur, Conquistador voue une haine tenace et fé­roce à l'encontre de Kevin. Ce sentiment naît au fond de ses entrailles et envahit son être, son esprit, comme une transe schizophrénique qu'il est dans l'incapaci­té d'endiguer ou de contrôler. Il est soumis, telle une marionnette, à ses senti­ments belliqueux, à l'accomplissement d'un rituel de torture qui nourrit une part de sa personnalité. Part que Kevin est le seul à connaître.

Ce cérémonial s'établit toujours suivant le même schéma et toutes les tentatives de Kevin pour le contrer, le bloquer sont, systématiquement et méthodiquement, mis à mal.

Conquistador est un être retors et pervers. Son visage émacié, aux pommettes saillantes, au nez aquilin, s'éclaire de deux yeux étincelants de colère contenue, de haine inavouée. D'un noir de jais, ils sont profondément enfoncés, assez rapprochés, guettant inlassablement la silhouette de Kevin. Il est en quête de son souffre douleur, de sa marionnette ; comme il le dit lui-même. Mais la sonnerie vient de retentir. Tel un subliminal gong, elle réveille le tortionnaire en Conquistador, le martyr chez Kevin et annonce le début du terrifiant rite initia­tique de la douleur, de l'abnégation.

 

Kevin, la tête basse et l'air résigné d'un condamné à mort inca­pable de lutter, de se rebeller, se respecter, rentre en classe de philo, s'installe au fond ; dans le coin le plus sombre. Bien que Conquistador ne soit pas encore là, personne ne prendra sa place au côté de Kevin ; personne n'osera. Pas plus qu'ils ne diront quoi que ce soit, même si tous savent pertinemment ce qu'il se passe réellement ; Conquistador, à sa façon, comble une part de leur personnali­té qu'ils sont tout à fait incapables d'assumer ; n'en ayant pas même conscience. Cependant leurs inconscients participent à ce cérémonial, s'en délectent, s'en abreuvent et le suivent du coin de l’œil avec une forme de macabre dévotion, d'inavouable délectation.

Kevin s'est assis, le dos droit, presque rigide. Au milieu de son vi­sage de poupon à la chevelure blonde, ses yeux bleus délavés fixent intensément le tableau noir. Son regard est si tendu, sa position si roide qu'on le penserait prêt à s’effondrer, à s'abandonner. Mais il n'en est rien, cette tension extrême c'est son sauf conduit, son échappatoire. Sa façon à lui de traverser l'épreuve avec le seul moyen à sa disposition ; s'extraire ! S'extraire de soi, du contexte, de la souffrance, la douleur. Se concentrer sur le cours, sur les mots, leurs rythmes, leurs portés, pour tenir ! Juste tenir...

Soudain une vague de frissons successifs lui déchire l'épine dor­sale ; semblant pénétrer jusqu'à sa chair. Tantôt glacials, tantôt brûlants, ils plongent vers son bassin pour s'y stocker ; ce qui le bloque et fige Kevin sur sa chaise. Cela n'a pas d'importance, de toute façon, il ne pourrait pas bouger ; Conquistador vient de pénétrer dans la salle. La peur est montée brusquement, surprenant Kevin et pétrifiant ses jambes.

Conquistador avance vers lui avec une certaine nonchalance. Plus il avance, Plus Kevin se tétanise, totalement sous le joug de l'indescriptible ter­reur, le submergeant totalement et qui, paradoxalement, ne retombera que lorsque Conquistador sera assis à ses côtés. Alors il aura de nouveau la possibili­té de s'animer ; donc de subir. A cet instant la terreur aura cédé le pas à la plus fidèle de ses acolytes ; l'angoisse. Jaugeant cette apparition d'un regard, le tor­tionnaire décidera de mettre en œuvre son programme et d'ouvrir les hostilités. Bien qu'il soit concentré sur le phrasé de son professeur et paraisse désintéressé de ce qui l'entoure, Kevin tente vainement d'endiguer l'explosion de terreur qui se pose en dictateur et commence son lent travail de sape, de dévastation de son identité. Elle prend possession de lui, de son corps qui se met à trembler sous le feu de son intensité.

Attentif à tout signal et donc à cet indice, Conquistador sort rapi­dement sa trousse de son cartable puis, se pourléchant grossièrement les ba­bines, en exhibe un compas dont seule semble subsister la pointe acérée. Sans plus attendre, il enfile son costume de tortionnaire et plante son arme, d'un geste vif, au centre de la main de Kevin qui ne bouge pas, ne crie pas, il est comme absent ; focalisé sur sa mission essentielle du moment ; tenir !

A partir de cet instant, Kevin n'aura plus un moment de paix, sans cesse son tortionnaire l’aiguillonnera, le piquera, pincera, frappera, coupera, poussera, écrasera, etc cetera. Mais aujourd'hui, il ira plus loin qu'à l'ordinaire. Peut-être parce que Kevin lui-même s'est évadé bien loin, si loin que Conquista­dor cru un instant qu'il avait largué les amarres ; psychiquement bien sûr. Peut-être simplement parce qu'il en avait envie, parce que sa propre violence à son égard l'étouffait plus que d'habitude. Qu'importe ! Aujourd'hui Kevin passera à l'infirmerie, repartira sans avoir ouvert la bouche sous les yeux exorbités et éba­his du médecin scolaire. Réaction des plus normale lorsqu'on se trouve confron­té à des coupures, des brûlures, des ecchymoses diverses, des perforations mul­tiples dans la même journée et sur le même sujet. L'affaire en restera là, malgré les efforts du médecin qui ne trouvera pourtant aucun interlocuteur.

Le silence sera le fer de lance de la conscience citoyenne qui ani­mera tous les protagonistes de cette affaire ; à moins que ce ne soit simplement leur part d'animalité qui prenne le dessus. Ils resteront les témoins muets et avi­lis de ce rituel sadomasochiste aux portées psychologiques innombrables ; trop effrayés pour affronter Conquistador et subjugués par l'incommensurable sou­mission de Kevin. De quoi faire renaître leurs plus terribles, leurs plus profond démons ; une vrai décharge de l'inconscient !

 

Kevin est enfin libéré de son hébétude, de sa disparition ; le temps qui égraine inexorablement le fil de nos existence à laissé la journée derrière lui. En rentrant chez lui, il reprend peu à peu contact avec son identité terrestre, puis son corps. La souffrance et la douleur suivent le rythme ; elles ne sont pas pressées d'en arriver au point paroxysmique. Mais plus il est de retour, plus in­tense est la douleur. Comme si toutes ses plaies physiques s'ouvraient au même instant, sous l'éclatement d'une volonté intérieure non contrôlée, non maîtrisée. Puis, quand son corps s'est tellement ouvert qu'il n'est plus qu'une plaie hur­lante, c'est au psychologique d'éclater en lambeaux et de joindre sa voix à celle du corps en un énergétique hurlement de damné. Cependant, Kevin ne tombera pas, ne larguera pas les amarres, il continuera à se traîner, le dos courbé sous le poids de la honte du résigné, de l'épuisement du torturé.

 

Après s'être occupé de ses plaies, coupures et contusions diverses, Kevin regagne sa chambre en ruminant de sombres et terrifiantes pensées. Il est accablé par sa vie, par son incapacité à tenir tête à celui qu'il nomme en secret le monstre. Il se sent si fragile, si impuissant, qu'un instant la pire des idées prend forme dans son esprit ; en finir définitivement avec tout cela !

Peu à peu cet étonnant désir semble avoir un quelconque pouvoir de fascination sur lui. Il se prend à l'observer, le décomposer, le concevoir. Il joue avec ce fantasme à se faire plaisir, à se sentir libre. Sans tortionnaire, sans souffrance ni douleur !

Puis l'idée tisse sa toile dans son esprit et des images commencent à se former. Il appréhende toutes les possibilités qui sont à sa disposition ; pas grand chose en fait ! En tout cas, rien qui convienne, il ne veux pas quelque chose de trop horrible, de trop sanglant ; il pense quand même à ses parents. Même si ses derniers s'occupent si peu de lui qu'il ne se sont pas encore aperçus de la souffrance qui s'étale sur son visage, ternit ses yeux.

De son hypothétique et mortifère quête émerge un anodin et pour­tant déterminant souvenir. Il se souvient avoir entendu parler de somnifères dans cette maison. Aussitôt il file dans la salle de bain, ouvre l'armoire à pharmacie, jette son contenue au sol, le fouille frénétiquement l’œil enfiévré et finit par trouver ce qu'il cherche. Au retour, il fait un crochet par la cuisine pour y prendre verre et bouteille d'eau.

Tel un voleur, il regagne sa chambre avec son maigre mais pré­cieux butin où il s'écroule sur son lit hors d'haleine. Trouver ce qu'il cherchait avait eu un drôle d'effet sur son métabolisme ; une crise d'angoisse s'était saisie de tout son être, bloquant finalement son diaphragme. Alors, il avait fait le re­tour en apnée.

Ayant reprit son souffle, Kevin s'assoit sur son lit, prends la boite de somnifères, l'ouvre et en vide le contenu dans sa main. Puis, il se saisit de la bouteille qu'il ouvre avec les dent et reste un temps silencieux ; les yeux rivés sur le tas qui déborde de sa petite main.

Il s'accorde un temps de réflexion, de méditation, sachant que l'un des chemins n'offre aucune possibilité de retour en arrière, aucune garantie de quoi que ce soit. Et que l'autre, est un chemin de souffrance, de douleur, de peine, de désolation. Mais avec, qui sait, un jour ou l'autre, une possibilité de ré­demption, de libération. Cependant la souffrance et l'angoisse domine sa vie, sa vision et même son esprit. Il est enfermé dans sa névrose, accaparé à sa propre déliquescence, ne sachant trop si il pourra tenir encore longtemps. Il est au bout du rouleau après cette affreuse journée sans aucun répit.

Il est encore plongé dans ses pensées quand une impulsion sou­daine le pousse à se lever et à se diriger vers la fenêtre de sa chambre. Aussitôt son regard est capté par le bosquet de roseau qui semble iridescent sous l'opa­lescence de la clarté lunaire. L'image est belle, tendre, douce et, hypnotise litté­ralement Kevin. Il est subjugué, apaisé ; presque détendu. Alors, il en profite et s'évade dans son monde de néant où plus rien n'existe, plus rien ne compte, plus rien ne le touche. Mais un fait surprenant suspend son envolé ; il vient de découvrir un petit rejet solitaire qui s'élève au bord de la mare, les pieds dans l'eau.

Sans même qu'il ne s'en rende compte, son regard se fige sur le rhizome orphelin. Immédiatement une forme de paix, vraiment nouvelle et très singulière, s'installe en lui. Sous son effet à la fois rédempteur et dévastateur, la détente prend le contrôle de son corps, de son esprit. Son visage se relâche ; son être tout entier s'abandonne à la suavité de l'instant ; à l'immense jouissance que lui procure cet élan de joie et de bonheur si neuf, si vivifiant.

Ses pensées elles-même se sont modifiées, il n'y est plus question de suicide, de fuite, ne même de peurs, de douleurs et de souffrances. Plus ques­tion d'abandon, plus question de rien en fait ! Juste d'un silence réconfortant qui rend à Kevin sa juste place d'être humain.

Pour la première fois de sa modeste et triste existence, il a conscience de lui-même. De ses envies qui pourfendent son esprit, ses désirs qui lassèrent son cœur mais aussi de sa valeur intrinsèque d'être humain. De sa ca­pacité de pardon, de douceur, d'amour. Mais surtout de son immense et inextin­guible envie de vivre, de grandir, de découvrir le monde, la vie ! Cet intense dé­sir interpose aussitôt d'autres images à sa vision. Mais bien que partageant l'es­pace visuel de la réalité, elles ne lui appartiennent pas. Elles sont d'un autre monde, d'une autre ère, d'une autre dimension où se perd le réel.

 

Kevin est debout au bord d'une falaise surplombant une plaine à perte de vue. De ci, de là, quelques arborescences gigantesques lancent leurs branches à l'assaut des cieux et servent de résidence à ce qui semble être de grands volatiles, dont il parvient difficilement à déterminer la nature vue la dis­tance. Cependant en son for intérieur, il sait déjà que ces corps de grands ra­paces sont surmontés de têtes et de visages humains ; que se sont ceux qui se sont envolés. Ils ont quittés le monde réel pour l'un des mondes parallèles ; là où ils peuvent vivre comme ils en rêvent ; même si tout cela n'est qu'une chi­mère, qu'un fantasme, et qu'on échappe ni à la vie, ni au destin. Et surtout qu'on ne peut échapper à soi-même.

Le temps que cette prise de conscience s’installe, ses bras se sont couverts de plumes ou plus exactement sont devenus des ailes. Instinctivement, Kevin écarte ses hallucinants membres de son corps et commence à brasser l'air. Une sensation de force, de puissance s'empare de toute sa chair, gonfle sa poitrine, accélère sa respiration et fait battre son cœur plus fort. Tel un animal, il est traversé par une énergie nouvelle, primordiale, voir primaire, et cette ar­deur le subjugue, le transcende, le transforme ! Elle suspend sa part d'humanité, de réflexion, de mental et libère l'essence de ce qui se trouve dans les profon­deurs inexplorées de son être.

Alors, porté par l'intensité du moment, par les forces en présences, il s'élance sans aucun doute, aucune appréhension. Le vent siffle à ses oreilles tant il fend l'air, s'approchant rapidement de ses congénères. Il n'a plus d'identi­té, n'est plus là. Il n'y a que cette splendide explosion de liberté, de rire et de joie. Puis, sans que rien ne l'annonce, le film s'arrête, les images s'envolent elles aussi. Kevin redécouvre le solitaire et maigre phragmite sur lequel ses yeux glissent doucement, l'abandonnant avec difficulté ; presque avec tristesse.

Il regagne son lit ; il se sent épuisé, vidé ! Les somnifères re­trouvent leur boite puis la pharmacie de la salle de bain. Ensuite, il se désha­bille, s'allonge et s'endort sans penser à rien ; pour une fois sans angoisse, sans torture mentale et, avec l'ébauche d'un sourire sur les lèvres.

 

Au petit matin, l'émerveillement, la paix et même la joie se sont envolés, il ne reste plus que le poids de la souffrance, de la peur et de l'angoisse. Comme chaque matin, sa vie se mécanise, elle reprend les bases essentielles de sa survivance pendant que son esprit plonge au cœur de son existence, de sa fuite ; de sa résignation! Il est de retour à lui-même, réintègre son costume de martyr; prêt à tenir !

Mais le temps passe ; c'est la raison de sa présence. Les jours filent enchaînant le quotidien avec une banale et douloureuse similitude. Ce mortifère équilibre est cependant soumis à la pression croissante de Conquistador dont les attaques sont de plus en plus destructrices et douloureuses physiquement. Un débordement de violence et de haine qui inscrit son histoire sur le corps pour toujours. Heureusement, il a cessé de le harceler psychologiquement. S'en est fini des quolibets, des insultes, des menaces.

Le déluge qui l'habite et l'étourdit conduit Conquistador à s'ancrer dans la matière pendant que Kevin, sous l'influence des mêmes conditions, s'en éloigne, s'en détache. Comme si la vie avait décidé d'opposer ces deux êtres de toutes les manières qui soient.

Pourtant chaque soir, en rentrant chez lui, se forme sur le visage de Kevin un étrange et énigmatique rictus qui masque, bien malgré lui, la maigre et triste ébauche d'un sourire. La pause psychologique lui offre un simu­lacre de tranquillité et la rencontre improbable d'un surprenant roseau l'es­quisse d'un changement, d'un mouvement dans le conditionnement de son être. Pourtant, il n'en a pas encore conscience, pas même encore la prescience. Tout ce qu'il perçoit pour l'instant, c'est un faible éclat de lumière dans le noir le plus absolu, comme une faille dans son néant de substitution.

Ce début de transmutation s'effectue sous influence végétale, de­puis que le petit rejet, maintenant plus grand que lui, a accaparé son regard et son esprit. Mais, au fil du temps, cette inconsciente fascination c'est secrète­ment transformé en intérêt et depuis peu explose sous forme d'attirance. Une attraction si puissante que, depuis quelques jours, Kevin, ni tenant plus, a fini par sortir de sa chambre.

La première fois, il a avancé doucement, le pas mal assuré, comme si il ne contrôlait plus vraiment son corps. Il se ressentait si lent, si lourd, si em­pêtré dans la matière qu'il mit de longues minutes à franchir les quelques mètres le séparant du phragmite. Lorsqu'il fut à ses côtés, il se figea, le regard vide, les bras ballants, semblant attendre quelque chose ou quelqu'un. Comme immobilisé hors du temps, il se statufia, s’abstint de respirer. Puis contraint, bien malgré lui, à inspirer de nouveau, il reprit le cours du temps, retrouva le mouvement et finit par s’asseoir.

Il ne retourna pas dans sa chambre, cette nuit là, mais resta avec son bien surprenant et bien étrange premier et unique allié ; à cheval entre deux mondes. La réalité qui continuait de le faire profondément souffrir dans sa chair, dans son âme, et ce monde fantasque où de drôles de rapports aux choses, aux êtres, semblaient instaurer une nouvelle forme de communication, de par­tage.

Depuis, tous les soirs, il sortait de sa chambre et allait rejoindre son soutient. Par habitude, il s'installait de face, assis en tailleur à même le sol.

Kevin étudiait le roseau, l'observait tentant de comprendre ce qui pouvait exercer une telle fascination sur sa psyché et sur ce, je ne sais quoi, qui le dépassait encore mais provoquait un véritable cataclysme au plus profond de son identité, de sa personnalité. La paix avait pris vie, avait étendue son emprise plus encore chaque soir, poussant si loin sa conquête qu'elle menaçait d'enflam­mer ses sens. Mais Kevin tenait bon ; il en avait l'habitude ! Elle patientait sa­chant qu'un jour ou l'autre, il baisserait sa garde. Là, elle se libérerait telle un tsunami dévastateur et briserait les restes d'une identité désormais inutiles et incompatible avec ses nouvelles perceptions.

Pour l'heure, elle posait les bases de sa pérennité, asseyait sa puis­sance et, modifiait l'image de Kevin. De temps à autre, et quelques soient les cir­constances, c'est à dire parfois même en cours, un sourire de bienheureux ten­tait laborieusement de s'installer sur ses lèvres. Et même si pour l'instant sa bouche ne faisait que se tordre horriblement, cela rendait Conquistador ivre de rage. Alors débordant de colère, il laissait libre court à toute sa violence et sa haine.

Inconsciemment sa part animale, celle à laquelle il s'était soumis, pressentait avec une acuité décuplée, qu'au plus profond de son souffre douleur, s'était ouvert une fenêtre amenant un peu de lumière, un peu de rédemption, de paix. Cette inconsciente prémonition générait de nouvelles sensations, de nou­velles émotions qui assaillaient la psyché de Conquistador ; le doute, la peur et l'angoisse avaient vu la faille s'ouvrir dans le mur, faire trembler la citadelle. Et elles s'y précipitaient avec une boulimique frénésie. Perdre sa position de tor­tionnaire l'effrayait au plus haut point, cela équivalait à la perte de son identité, de sa raison de vivre, de la vie elle-même...

 

Puis, vint le soir où, après une banale journée au paroxysme de la souffrance, de l'enfer, Kevin libéra quelque chose dans les profondeurs de son être. Comme tous les soirs, il était face à son soutien, sa bouée, sa rédemption, les yeux fixes et brillants. Il tentait, une fois de plus, d'échapper à son terrible destin, de s'évanouir dans son néant. Mais plus qu'à l'accoutumé, le roseau, culminant maintenant à trois mètres, semblait exercer un étrange contrôle sur ses sens et son esprit. Avec fermeté mais douceur, il le menait vers un monde mystérieux où tous les êtres de la créations pouvaient communiquer, où l'éner­gie, le partage resplendissaient d'un amour incommensurable ; l'univers des es­prits !

 

Cela avait commencé par sa respiration. Elle était devenue pleine, entière, profonde, comme si tout son être s'était résumé à ce simple souffle. Puis, son esprit s'était calmé et il était sorti de son monde d'hébétude pour goû­ter à la présence. Là, il avait été happé par une énergie tellurique ancestrale, ve­nant des tréfonds de la planète, qui avait littéralement accaparé ses sens afin de les modifier, de les affiner. Alors, plus présent, plus vivant que jamais, Kevin laissa tomber les dernières barrières le retenant dans ce que nous nommons la raison.

Il plongeait au cœur même de l'énergie, là où évolue la source de toute vie, de toute création. Surfait une vague de joie, de bien-être indescriptible longeant les rives de tous les bonheurs. Prenait connaissance de cette part de lui-même qui se trouvait ici, là-bas et en toutes choses. Découvrait avec émer­veillement les liens secrets et universels qui reliaient tout ce qui participait à la vie. L'amour l'inondait, purifiait son corps, son esprit. L'emmenant si loin, au plus profond de son humaine condition, qu'il ne faisait plus qu'un avec l'incom­mensurable univers. Le monde des esprits l'enveloppait ; prêt à en faire son vas­sal.

Tout ce qu'il regardait était désormais entouré d'un étrange et splendide halo iridescent aux multiples coloris dont il partageait l'essence pre­mière. Il était au cœur de la création elle-même, de cet immense amour qui per­mettait à toute chose de se lier ; des plus minuscules aux plus titanesques. Il y participait, avait son rôle, sa destiné, son utilité, sa raison d'être.

Après sa vue, se fut sa chair qui bascula. Sa peau était devenue un véritable récepteur de sensations, de vibrations, d'essences subtiles qui instal­laient l'univers dans son corps. Puis, son ouïe s'était ouverte au chant d'amour universel émit par toute matière y participant, entraînant à sa suite son esprit et son âme.

 

Au sol, Kevin se sentait devenir un arbre ; un canal entre deux types d'énergies, entre deux sortes de monde. Il sentait ses racines s'enfoncer profondément dans le sol, fouillant avec frénésie, en quête de l'essence première de la planète. Puis ses branches s'élever vers les cieux et s'étendre jusqu'à plon­ger au cœur de l'universelle matière. Et enfin, après tant de distorsions, d'ex­pansion de sa conscience, il fut traversé, de part et d'autre, par cette incroyable présence qui animait la vie, l'univers. Il était pleinement lui-même, entier, régé­néré et en même temps tellement au-delà, tellement plus. En fait, il abolissait toute forme de dualité, de séparation, de dissension, il était l'union, la réunion ; tout à la fois lui et l'univers.

Après une si merveilleuse, si puissante explosion de son identité, de ses perceptions, ses branches et ses racines virtuelles revinrent vers leur point de départ ; son cœur ! Et, tandis que sa conscience refluait, qu'il reprenait possession d'une part de ses sensations et de sa raison, un son lent, profond et doux, rappelant une voix, inonda son être et son esprit.

Peu à peu, le ténu chuchotement prit de l'ampleur ; tout comme la brise qui le transportait. Elle arrivait de face et caressait tendrement son visage qui, tel un vaisseau fantôme, semblait déchirer de son étrave, l'évanescente mousseline qui le retenait encore à cette réalité.

Il fendait l'espace sidéral, pénétrant plus profondément dans le monde des esprits, dans les profondeurs du sien. Prenait part à la conscience universelle qui s'étendait à l'infini puis, se contractait intensément pour se pro­jeter plus loin ; en quête de plus d'incommensurable. Il entraînait l'esprit de Ke­vin à sa suite qui, dans un dernier tourbillon énergétique, fit don de ce qui res­tait de son humanité, de sa vie de souffrance, de douleur. Aussitôt, une intense lumière inonda son cerveau puis plongea vers son cœur pour ensuite irradier, de tout son être, à travers l'univers. Il découvrait l'union dans sa conception la plus authentique, la plus intense et, pour la première fois de sa triste existence, il découvrait la splendeur de son âme.

A cet instant, le murmure s'articula, se fit voix s'approchant lente­ment, comme pour ne pas effrayer, pour apprivoiser. Chevauchant les aquilons, elle fut portée jusqu'aux oreilles de Kevin qui découvrit, aussi surpris que sé­duit, les étranges vocalises de son vis à vis végétal.

«  Ecoute le vent, petit homme. Laisse toi bercer par ses paroles, elles viennent de bien loin. Elles ont traversé les espaces, les univers pour te parvenir. Et, son annonciatrices de grands, de profonds changements. Elles fe­ront de toi un papillon afin que tu quittes la chrysalide de l'illusion, du paraître. Te guideront sur le chemin de la révélation de ton identité profonde, de ta desti­né sur la terre. Te libéreront de ce joug de souffrance, de douleur, de haine qui corrompt ton esprit, ton énergie et ton quotidien. »

Le silence s'était fait un instant afin que Kevin puisse accepter et intégrer ce qu'il entendait. Puis, il avait repris.

«  Ces mots me sont offerts pour soigner ton esprit et ton âme. Ils m'ont été donnés en cadeaux, il y a déjà bien longtemps, dans une autre dimen­sion, une autre humanité. Mais aujourd'hui, c'est sous la forme d'un roseau que l'on me présente et je suis venu pour devenir ton guide. Je te livrerai certaines clés indispensables pour exister pleinement dans cette dimension. T'initierai à cet art ancestral, se perdant à travers les âges, qui permet la défense sans l'at­taque. T'accompagnerai vers ta rédemption, ta libération et enfin ta réalisation. Maintenant, va ! Retourne au monde, à la vie terrestre, à la réflexion. Mais, re­viens vite ! Nous devons apprendre l'union et la confiance si nous voulons me­ner à bien cette transmutation. »

 

Pendant les jours suivant, cette extraordinaire expérience modifia la capacité qu'avait Kevin de s'extraire de la réalité et de sa chair. Pas plus qu'il ne pouvait continuer à marcher les yeux rivés au sol, suivant une ligne imagi­naire le menant, avec dévotion, vers son rituel de soumission. Désormais, il le­vait les yeux, les baissant presque aussitôt, terrifié d'avoir croisé un regard, res­sentit une émotion et troublé d'avoir, quelques secondes seulement, participé au monde. Parfois aussi, lors d'une séance de torture particulièrement violente et sadique, il s'échappait de son néant, quittait l'absence pour la présence. Alors, la douleur irradiait tout son être, poussant son esprit aux limites de la conscience et de la raison. Mais Kevin ne lâchait pas ; l'étincelle de paix qui s'était allumée en lui avait fait naître un maigre espoir. Et c'est maintenant ce désir, cette attente qui soufflait à son âme de tenir.

Trois jours durant, il fut ballotté par la vie, par les énergies et par lui-même, sans qu'il n'en ait conscience. Trois soirs de suite, il rentra chez lui le pas plus lourd, le corps d'avantage meurtri, l'esprit transpercé par les affres d'un incommensurable désespoir. Il était à l'essentiel de ses habitudes, totalement obnubilé par son obsessionnelle disposition à subir l'autre, à ne pas être, ne pas exister !

Mais l'étincelle grossissait doucement dans son cœur, redonnant vie et force à l'espoir, à l'envie. La paix repoussait lentement l'obscurité, donnait naissance au doute, au questionnement. Devait-il continuer sur ce chemin de pénitent ou bien, devait-il plonger dans le monde fantasque et chimérique des esprits et suivre l'enseignement du roseau ? Cette dernière option prenait de plus en plus de poids, de place et menaçait d'élever sa raison à l'équilibre puis, de faire pencher la balance de son côté.

Cette intuition le mettait au supplice. Il lui était inconcevable de quitter l'existence qu'il connaissait pour plonger vers l'inconnu et, telle une graine, exploser la gangue qui l'emprisonnait, déchirer les ténèbres environ­nantes et propulser la splendeur de son âme vers les cieux. Aussi s'enferma t-il dans sa chambre, volets clos, afin de ne pas voir le roseau, de ne pas être tenté, de faire taire l'espoir, l'envie. Mais rien ne fit, son cœur s'embrasa et, au soir du troisième jour, le cœur, le corps et l'âme tendus à l'extrême, il prit la première décision de sa vie ; changer !

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Renaissance (Nouvelle 3 Partie 2)

15 Février 2023 Publié dans #recueil de nouvelles

Renaissance (Nouvelle 3 Partie 2)

Puis, il y eu ce fameux soir où, en rentrant chez lui, il sentit l'impé­rieux besoin d'ancrer cette décision dans la réalité ; c'était là les prémices de l'incroyable changement qui allait s'opérer.

Il commença par laisser entrer la lumière dans sa chambre ; cette illumination qui l'attirait maintenant, porteuse d'espérance, de renouveau, de douceur. Puis, il prit un sac poubelle et le remplit de tous ses souvenirs d'en­fant ; réminiscence d'un lointain passé dont la beauté, la candeur étaient désor­mais floues et flétries.

A défaut de pouvoir se transformer lui-même instantanément, il commençait par modifier son environnement, son rapport aux choses ; à l'ins­tant. Se débarrassant de son ancienne mémoire, il entamait un processus de nettoyage de sa vie qui le conduisait immanquablement vers l'abandon d'une non identité qu'il s'était crée pour découvrir sa véritable personnalité. Mais ce chemin parsemé d'embûches et d'écueils, de doutes et de peurs, d'habitudes et de renoncements, Kevin savait déjà qu'il ne pourrait le parcourir seul ; malgré le désir, malgré l'envie. Bien que l'immense énergie qui montait en lui et qui le poussait au lâcher prise, à l'abandon, ait éclairé une facette de son identité, une part de son être restait encore soumise à la noirceur, à l'horreur. L'abnégation avait abattu tout un pan de son esprit, avait installé le néant comme référence. Pourtant son cœur n'avait jamais cessé d'aimer la vie, jamais cessé d'espérer, d'y croire ; même si son esprit avait fini par l'oublier.

Le contact avec le monde des esprits, avec le roseau avait réveillé son cœur. Il ne pouvait plus faire machine arrière ; l'explosion d'amour, de bon­heur, de lumière, qui inondait sa poitrine, effleurait son esprit et tendait vers son âme. Alors il brisa les dernières chaînes le reliant à cette réalité et, d'un pas ferme et volontaire, il se dirigea vers celui dont il allait accepter d'être l'élève ; même si, pour l'heure, il n'en était pas encore conscient. Il voulait juste entrer en contact avec le végétal, plonger au cœur de l'énergie, de la matière, de l'identité. Il désirait intensément s'unir à cette merveilleuse lueur colorée, irisant le phragmite, qui guidait ses pas, hypnotisant son regard et son esprit. La peur, le doute, l'angoisse, tout cela s'était envolé, comme n'ayant jamais existé, n'ayant jamais appartenu à cette dimension. Il n'y avait plus que cette lumière, cette intense et profonde paix qui pénétrait maintenant son esprit, séduisait son âme, illuminant la création toute entière.

Un long moment, il fut absent du temps, de la réalité, de la créa­tion elle-même. Puis, il prit possession de sa nouvelle identité d'esprit, sans corps, sans matière, juste avec de la lumière, de l'énergie. Il en fut si profondé­ment touché que ses yeux se mouillèrent et qu'il pleura abondamment. Et quand il eut pleuré tous les restes de désespoir, d'amertume qui obscurcissaient son horizon, il retrouva l'esprit du roseau, s'unit à sa lumière, sa douceur et se laissa guider par la tendre vibration des mots qui naissaient dans son cœur.

«  L'âme anime l'esprit qui à son tour anime la matière. Toute chose n'existe que par le prolongement d'elle-même, son extrapolation, ou bien, par sa résistance à son contraire. Ce dernier point est crucial car il est détermi­nant de notre positionnement dans l'espace et l'énergie. De ce choix souvent in­conscient découle un avenir, une destiné, une ligne de conduite qu'il sera diffi­cile de modifier. C'est là tout le devenir de la condition humaine ; arriver l'âme encore couverte des actions antérieures, des poids, des fautes, mais aussi des réussites, des victoires, des bonheurs. Puis perdre cette connaissance, cette ex­périence et redécouvrir ce qui, sur l'instant, est fondamental à l'épanouissement universel de l'âme cosmique ; l'énergie créatrice. Car l'essentiel pouvoir de cette matérialité est la création énergétique de notre chemin de vie. En fait, le divin pouvoir de l'humain, c'est de créer ce qu'il croit être vrai. Mais cette exception­nelle position, implique une conscience accrue de l'impact de nos créations sur nos existences, sur l'univers. »

Le silence avait prit place ; l'heure n'était plus aux explications mais à la démonstration. Comme pour étayer son discours, le roseau avait plon­gé dans la mémoire universelle. Il en avait extrait le lignage de Kevin, son expé­rience de vies en tant qu'entité, lui avait montré et fait comprendre, comment à travers ses actions, ses décisions, il avait mené sa destiné où elle en était aujour­d'hui.

Kevin regardait le cheminement de son âme de sa création à sa dernière matérialisation. Quelque part au plus profond de son essence, il dres­sait un bilan, une balance de sa rétribution à l'universelle condition et se surpre­nait à y trouver un étonnant équilibre manquant si cruellement à son présent. Cette révélation rendit la vie à la paix, la joie qui étincelaient dans son cœur. Alors elles installèrent leurs énergies, leurs lueurs et explosèrent en un mer­veilleux et indescriptible sentiment d'amour universel qui rayonna à travers la moindre parcelle de sa matière pour s'élancer à la conquête de l'incommensu­rable cosmos. Puis les images s'effacèrent, le silence plana quelques instants et, le roseau reprit.

«  Tu as eu accès à tous tes souvenirs, toutes tes expérimentations. Il te faudra désormais avancer vers la réalisation de ta destiné. Ce que tu vis présentement t'obligera à faire renaître le guerrier et tu sais maintenant qu'il te faudra emprunter d'autres chemins que ceux du combat, de la domination et de la guerre pour parvenir à la victoire. Il est temps de vraiment grandir, d'amener le changement par le partage, l'amour et la douceur. Ton âme est enfin prête à ouvrir ses ailes, à s'envoler, prête à se libérer de toute contrainte pour retrouver sa matrice, son énergie première ; le cœur de l'univers. Je te guiderai sur ce che­min, si tu m'en fais la demande. Je te montrerai la pleine présence qui permet d'anticiper toute chose, toute réaction. Te plongerai au centre de l'énergie qui anime et conduit le mouvement en t'enseignant le non affrontement. C'est un don, un cadeau angélique qui revient de si loin que son nom s'est perdu depuis longtemps dans l'histoire de l'humanité. Mais... Es-tu prêt pour cela... ? »

Kevin n'avait pas prit le temps de réfléchir à sa réponse ; il n'en avait pas besoin. Tout ce qu'il venait d'entendre, de voir, avait renforcé sa volon­té et son désir de métamorphose. De plus, il savait maintenant ce qui l'avait mené à se poser en souffre douleur de Conquistador, étant pleinement lucide de l'enchaînement événementiel qui l'avait conduit à se considérer comme une chose inutile, et sans intérêt.

Dès la naissance, il avait manqué d'attention, d'amour, de pré­sence, de partage. Ses parents, trop accaparés par leurs vies d'adultes, par leurs réussites professionnelles, n'avaient pas prit le temps de l'accueillir, pas prit le temps de le rencontrer, ni même celui de l'embrasser et encore moins celui de l'aimer. Il avait donc été confié à la gouvernante. Une femme sans esprit, sans cœur, sans envie.

C'est à cet instant que se sont posées les bases du calvaire qui de­viendrait son martyr. En dépression depuis de trop longues années, suite à la perte de son enfant, elle avait accablé Kevin de reproches, de punitions, de pri­vations, comme pour le châtier de tant lui rappeler cette douloureuse expé­rience. Lui, un petit poupon plein de joie, de vie, de rire dont elle avait, déjà, s'en que personne ne s'en doute dans l'entourage, fait son souffre douleur. L'an­goisse permanente, le dénigrement et les fantômes avaient eut raison de la lu­mière, alors il avait appris à faire avec puis, il avait tenu. Parce que quelque part au fond de lui était resté une lueur, un espoir qui ne pouvait, ne pourrait jamais s'éteindre. Mais aujourd'hui il baignait dans la lumière, son esprit était clair, sa conscience éveillée, sa voix douce et ferme malgré la souffrance, malgré la peine.

«  Oui, avait-il répondu au roseau. Oui, je suis prêt à changer, à abandonner mon habit de douleur, de martyr et de noirceur pour un habit de lumière. Que ne ferais-je pas pour sortir de cette enfer, cette horreur dans la­quelle je me suis enfermé si longtemps. Je n'en peux plus de cette vie, de cette torture, ne peux plus, ne veux plus tenir. J'accepte de devenir ton élève, ton dis­ciple, ton esclave si il le faut. Apprend moi le langage du corps qui mène à la li­bération de la matière. Délivre moi des chaînes du passé, des projections du fu­tur. Ramène moi dans le temps, ramène moi à la vie. Aide moi... à quitter... à oublier le néant. »

Sur ces derniers mots, sa voix s'était doucement éteinte, la gorge nouée par la souffrance qui enserrait son cœur. Il subissait l'assaut de vagues de douleurs successives qui, tel des tsunamis dévastateurs, tentaient d'étouffer tous les éclats de paix, de joie qui s'étaient allumés ici et là. Ses yeux se mouillèrent une fois encore, exorcisant la peine et l'amertume. Il ne tenait plus rien, ne luttait plus, arrêtait de courir, de s'enfuir. Il acceptait tout sans aucune distinction, commençait à s'ouvrir, à s'offrir. Cela fit taire les mauvaises habi­tudes, les tristes souvenirs. Kevin se calmait peu à peu, la paix reprenait ses droits, profitant de la brèche pour instaurer son dictât. Ses pleurs se tarirent, laissant place à une douceur cotonneuse qui soulageait ses sens et son esprit. Ses yeux s'alourdirent sous le poids de l'expérience, des décisions, des pre­mières réalisations issues du creuset de la transformation que l'hétéroclite paire avait décidé d'allumer. Puis, plus vidé qu'apaisé, il s'endormit bercé par le souffle du vent et le chant des étoiles.

 

Les semaines suivantes, il passa toutes ses fins de soirée auprès de son maître et ami, s'imprégnant plus encore de son savoir, de ses histoires. Il survolait les champs de bataille antique, les arènes, les écoles de combat, de lutte. Baignait dans une énergie nouvelle, venue d'un autre temps, d'une autre dimension, qui lui faisait pénétrer et transcender la matière. Impliqué dans sa chair, il y découvrait une conscience propre ; essentiellement identique à la sienne. Encore plus profondément, il retrouva l'esprit qui anime toute chose et poussant plus loin ses investigations, ses perceptions, il en revint à l'énergie, à l'âme universelle.

Cet enseignement avait, peu à peu, permit à Kevin d'appréhender le monde de façon différente. Il n'allait plus le pas traînant, les yeux rivés au sol, les épaules voûtées. Il s'était redressé, affrontant les regards de ceux qui osaient ne pas l'ignorer. Il délaissait lentement sa position d'infériorité, de soumission, même si il était encore incapable de s'extraire du joug pesant de Conquistador.

Pour l'instant, il expérimentait le monde qui l'entourait, affinant ses capacités de perceptions, de prémonitions. Il lisait de plus en plus claire­ment le langage du corps, les prémices de l'action, de la réaction et même de la réflexion. Tel un être étrange, un genre de devin aux pouvoirs merveilleux, il commençait à surfer le réel avec une très légère avance ; ce qui avait définitive­ment gravé un léger sourire sur ses lèvres. Il était de ce fait devenu plus sympa­thique, plus visible, plus lumineux, tant et si bien qu'il souleva brusquement un certain attrait de la part de la gente féminine ; les premières à s'apercevoir du changement qui se profilait.

 

Conquistador, quant à lui, n'avait rien vu, rien compris ! Incapable d'être attentif à autre chose qu'à sa propre souffrance, il continuait d'apaiser sa colère et sa haine à grand renfort de torture. Trop enfermé dans son délire, qui tournait à la névrose obsessionnelle voir la paranoïa, il ne vit pas le regard de ses camarades adeptes s'ouvrir, passant de subjugué à indigné. Pas plus qu'il ne prit pour lui les « ça ne peux plus durer », les « il faut faire quelque chose », « c'est insupportable ». Il s'enfermait au contraire dans l'obscurantisme le plus primaire, le plus dictatorial ; laissant sa rage et son agressivité s'exprimer una­nimement. Lentement mais sûrement, il passait du statut de prêtre adulé d'un rite maléfique et mortuaire, à celui d'adorateur de l'horreur, de déchet humain.

La monstrueuse relation qui l'unissait à Kevin avait accentué la tension dans les couloirs de l'école puis s'était glissée dans la cour, allant jusqu'à s’immiscer dans les cœurs, les esprits de ceux qui y vivaient. La situation était devenue explosive ; Conquistador devenait incontrôlable ! Il s'attaquait désor­mais à ceux qui osaient le regarder ou faire des réflexions sur son attitude, ses actions. L'administration, quant à elle, peinait à trouver des solutions et à les mettre en application. C'est pour cela que tout le monde fut soulagé, avec une pointe de mauvaise conscience quand même, de l'arrivée des vacances de prin­temps.

Ce soir là, c'est un Kevin au visage souriant, au port altier et frin­gant, qu'élèves et professeurs regardèrent prendre le chemin menant à son do­micile. C'était la première fois qu'ils le voyaient partir plein d'une forme de gaî­té, de légèreté, ayant l'habitude de le regarder se déplacer si péniblement qu'il donnait plus l'impression de ramper, de s'extirper du sol ; totalement englué dans la peine, la souffrance, la solitude et l'ignorance. Pourtant en ce début de vacances, il semblait avoir abandonné son monde de douleur, de torture. Une sensation de légèreté, de paix et de douceur, émanait de tout son être, donnant l'impression qu'il effleurait à peine le sol. Mais le plus surprenant n'était pas cette légèreté si inhabituelle, si inconcevable pour un tel être. Le plus surprenant, c'était la force qu'on sentait gronder, prête à grandir, à exploser.

A cet instant, parce qu'ils étaient sortis du cycle des habitudes et de l'isolement des carcans inhérents à tout système social, ils comprirent tous que le petit être faible qui s'éloignait marchait vers son destin, vers quelque chose qui visiblement l'attendait, l'attirait, le séduisait. Et nombre d'entre eux eurent un léger pincement au cœur en s'apercevant qu'ils n'avaient pas, comme lui, cette grande chance.

 

Durant les quinze jours de pause, il passa le plus clair de son temps en compagnie de son ami le roseau. Des heures, des nuits durant, il sur­vola des contrées lointaines, peuplées de races inconnues. Il franchit les mondes parallèles, les multiples dimensions, s'initiant au monde des esprits ; à ses lois, ses devoirs, ses réalisations. Il emmagasinait tout le savoir jamais détenu sur la matière dans cet univers et après l'avoir intégrer puis transcendé, elle n'eut plus de secret. Alors la valse des images emporta Kevin.

Elles le menèrent sur les chemins de sa destiné et de celle de l'hu­manité, retraçant les multiples passages de son âme depuis sa naissance. En pa­rallèle, elles lui racontaient l'histoire de cet art ancestral dont la genèse remon­tait à la naissance de la vie et qui, sous l'ultime puissance, accomplissait la pré­sence. Les katas, les automatismes qui se greffaient à son instinct, s'enchaî­naient à une vitesse vertigineuse, pénétrant toujours plus profondément dans sa substance, son énergie et sa conscience. Peu à peu, elles le conduisaient sur le chemin de la prescience, ouvraient son regard aux multiples possibles, aux dif­férents avenirs qui résulteraient de l'action, de l'énergie mise en place ; la lutte appelant à la lutte, la paix amenant la paix. Elles décryptaient les causes, les ef­fets, décortiquaient les attirances, les répulsions. Puis faisait voler en éclats les concepts de contraire, d'extrême, faisant apparaître leurs profondes similitudes essentielles, bien que leurs chemins énergétiques soient opposés.

Il recevait cette initiation avec dévotion, ferveur et émerveille­ment. Il s'immolait dans le creuset de la vie qui le purifiait des existences posté­rieures, des regrets incorporés ; ceux qui avaient modelé son corps. Puis, de tout ce qu'il n'avait pas dit, pas osé, pas partagé ; pas vécu. Tel un bien triste et im­pensable phénix, il renaissait de ses propres cendres, laissait son élémentaire personnalité, ses anciennes convictions, ses perceptions caduques. Tout ce qui n'avait désormais plus de raison d'être parce qu'il n'en avait plus besoin.

Il s'ouvrait à lui-même, à la force de son esprit, à la splendeur de son âme ; s'émerveillant tout simplement de la création. Il était maintenant prêt à suivre sa destiné, son chemin. Prêt à la révélation, la création et la réalisation de son être ; bien que cela lui semble encore bien éthérée, bien impalpable.

Cependant, il était impatient d'en découdre avec ce nouveau che­minement de son existence, impatient de tester ses nouvelles perceptions, de mettre en pratique cet art qui maintenant s’immisçait dans la moindre parcelle de sa matière, englobait son esprit et, dominait sa conscience. A travers cette ex­périence, une part de son intuition était restée en contact permanent avec le monde des esprits, pour qu'il guide son instinct, tandis que son âme continuait de surfer les univers parallèles dès qu'il s'endormait.

Il était allé si loin qu'il lui était impossible de refermer ces pans multiples de la réalité, impossible d'échapper à leur simultanéité. L'univers, la création puis la vie, s'étaient offerts, l'avaient pénétré, modelé et révélé à lui-même. Avaient ouverts son être à une plus vaste perception de la réalité, l'avaient initié aux dimensions. Ils avaient guéri tous ses manques, toutes ses blessures, avaient détruit son identité, révélé sa personnalité. Avaient amené l'amour, la tendresse, la paix jusque dans la chair de son cœur. Ils avaient fait naître le bonheur !

Pourtant, il vacilla quelque peu à l'approche de la rentrée, attaqué par un florilège de vieilles habitudes se refusant à disparaître. Elles s'étaient ac­crochées à la minuscule, l'infime pointe de doute qui persistait encore quelque part dans les profondeurs de son esprit. Elles s'étaient réduites à leur plus simple expression, juste pour survivre, pour avoir la chance de revenir. Elles rendaient un dernier hommage à son passé, à la plus intense et la plus mer­veilleuse de ses névroses ; tenir ! Puis elles s'étaient élancées à la conquête de leur ancien territoire, profitant d'un bref éclair de peur. Mais, il était déjà beau­coup trop tard, il avait laissé trop de chose derrière lui. Il avait grandi, au de­dans, s'était transformé et avec une nonchalante facilité, avait rapidement dis­sout les restes d'une histoire lui apparaissant étonnamment lointaine. Alors plein d'une étrange et nouvelle vigueur dans le maintient, d'une extraordinaire lueur dans le regard, il reprit le chemin des cours.

 

Les élèves, le corps enseignant, furent ébahit par la nouvelle éner­gie qui semblait maintenant habiter Kevin. De fait, il paraissait encore plus lé­ger, plus émancipé et audacieux qu'ils n'auraient pu l'imaginer, au regard de la façon dont ils s'étaient quittés quinze jours plus tôt. Il marchait désormais le dos droit, le pas vif, déterminé, le regard fier, farouche, plantant ses yeux dans ceux de ses comparses avec un éclair de défit, de vengeance, allant presque jus­qu'à bomber le torse. De tout son être émanait une sensation de force, de puis­sance sourde et profonde, que seuls les plus observateurs, les plus sensibles et empathiques de ses condisciples percevaient clairement. Les autres, trop occu­pés d'eux-même, de leurs problématiques personnelles, ne virent que la partie visible de cet iceberg de chair qui s'éloignait, délibérément et volontairement, de la masse gélatineuse répondant au nom de condition humaine. Ils étaient inca­pables de sortir de leurs carcans conceptuels, de leurs œillères émotionnelles, ne pénétraient ni son être, ni la dimension nouvelle qu'il occupait à présent. Ce­pendant, ils s'en approchaient à travers l'étrange et pénétrante sensation de ma­laise que déclenchait sa présence et son expression.

Il y avait trop de choses incompréhensibles dans ce changement, trop de choses se référant à un monde d'énergie, de magie, inaccessible à leurs pensées portées vers le paraître, la sociale reconnaissance. Cette transformation s'étalait sous leurs yeux et narguait leurs esprits en faisant remonter de vieux souvenirs, de vieux rêves, ainsi qu'un lot de renoncement à soi-même, à la vie. En fait, c'était la part essentielle de leurs personnalités qui tentait de briser les chaînes des habitudes, de se libérer et de s'immiscer dans leurs consciences afin de s'affranchir du joug de la matière ; de la spiritualiser. Mais ce que leurs âmes percevaient, leurs cerveaux le refusaient.

Son sourire radieux, charmeur tant que dominateur, était comme un acide qui tentait de les ronger de l'intérieur. Sa beauté personnelle, si long­temps emprisonnée, rayonnait maintenant au grand jour, inondant littérale­ment les alentours, tordant leurs tripes sous une explosion de remords, de honte, de peine qui se transformait en odieux sentiment de médiocrité, d'in­signifiance, comme si, soudainement, ils se retrouvaient à la place de Kevin avec les mêmes pensées, les mêmes interactions, les mêmes sensations. Leur monde basculait, s'enfonçait dans les ténèbres en déchirant les pans de leurs vies in­utiles, sans passions, sans désirs, sans devenir.

 

Conquistador, une fois de plus, était resté étranger à tout cela. Trop enfermé en lui-même, trop torturé par le manque qui dévorait son schizo­phrénique dédoublement, il dérivait quelque part à la limite de la conscience. Tel un drogué en manque de came, les mains tremblantes, les yeux hagards et vides, il déambulait dans les couloirs du bâtiment. Il faisait patienter la haine qui obscurcissait son esprit, voilait la réalité, prenait possession de son âme et menaçait de détruire la part d'humanité se recroquevillant dans son cœur. Les notions d'amour, de compassion, de partage, s'étiolaient avec force et abnéga­tion sous les coups de butoir de son addictive passion. Mais, la haine étendait toujours son pouvoir, sa domination, elle s'installait profondément en lui, s'im­misçant dans les plus infimes parties de sa matière pour y détruire toute forme de sentiments, de sensations positives. Il basculait de l'autre côté, délaissait l'humain au profit de l'animal. Puis, brusquement, il n'y eut plus que la haine. La réalité, l'existence elle-même s'effaçait lentement. Il ne restait que cette lame d'énergie qui mutilait l'espace et l'univers.

Ce fut la sonnerie qui le ramena à l’instant, à l'école, à une forme de conscience. Sachant tout retour en arrière désormais impossible, il se délec­tait de la puissante force qui l'animait, de l'insoutenable douleur qui déchirait son cœur, humiliait son corps. Il était désormais le vassal de la haine, l'un des plus fervents, des plus passionnés disciples qu'elle eut jamais rencontrés. Et, tandis qu'il se dirigeait vers sa classe, tout à l'intensité de son désir, il fut traver­sé par une pulsion si violente qu'il vacilla, mis un genou à terre, luttant avec ar­deur contre le puissant hurlement qui enflammait sa gorge et rongeait son es­prit. Puis il reprit le contrôle de lui-même, se releva et courut vers son destin.

 

 

Assis aux côtés de celui qu'il pensait encore être sa chose, il prit quelques instants pour profiter de l'apaisement qui naissait en lui. La proximité de Kevin faisait disparaître la tension qui s'était accumulée pendant les va­cances ; cette trop longue période d'abstinence avait cruellement meurtri son corps et fait valser son esprit sur les pentes puis les rives de la folie. Perdu dans le flot énergétique de pensées sans communes mesures avec la réalité, ni la rai­son, il se saisit de son compas, prêt à frapper, à torturer, à enfin laisser exploser la colère que lui inspirait son compagnon au comportement masochiste.

Tout à la délivrance de ses plus vils, ses plus bas instincts, il se délectait de la sensation de plaisir et de jouissance qui s'emparait de son esprit, distillant son indispensable poison à son corps puis à son cœur. Tel un troglodyte quittant les profondeurs de la souffrance, les noirceurs de la solitude, de son addictive soumission à l'horreur, il redécouvrait les bienfaits de la lumière, de la rédemp­tion, de l'épanouissement. Son cœur battait si fort qu'il le ressentait dans tout son être, faisant trembler ses mains, brouillant sa vue et donnant un côté encore plus illusoire à l'étonnante réalité qui semblait définitivement disparaître de sa vie. Il s'enfonçait dans une transe subliminale et maléfique où seule la haine avait un pouvoir, une force, une dimension. Une extase qui demandait mainte­nant son dû, sa pitance, qui appelait à la souffrance, à la torture, à l'exac­tion de son intense plaisir, de son intime jouissance ; à l'image d'un prêtre offi­ciant à une satanique agape, un rictus infernal déchira son visage. Il laissait en­fin exploser sa haine, sa colère et sa douleur.

Le compas qu'il tenait fermement fut délaissé au profit de son por­te-plume fétiche et de sa plus jolie plume. Il affectionnait particulièrement ce merveilleux, ce terrifiant outil capable de transpercer, de part en part, la main de Kevin avec tant de facilité, tant de légèreté, tout autant qu'il adorait la forme, la textures, des blessures inhérentes à son utilisation

Le serrant si fort que ses jointures en blanchirent, il le propulsa comme un missile vers la main, rosie par les cicatrices, de son infortuné compa­gnon de jeu. Cependant, l'engrenage sadique ne prit pas le chemin coutumier auquel il s'attendait.

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Renaissance (Nouvelle 3 Fin))

15 Février 2023 Publié dans #recueil de nouvelles

Renaissance (Nouvelle 3 Fin))

Alors que la plume volait vers sa destination, Kevin, tout à ses nouvelles perceptions, attendait calmement, pour la première fois et à son grand étonnement, le moment propice à sa réaction. Au dernier instant, d'un geste plein de douceur, de profondeur, de calme, il déplaça imperceptiblement sa main, laissant la plume la frôler et se planter si profondément dans le bois que le poing de Conquistador frappa violemment la table, lui arrachant un gro­gnement.

Complètement abasourdit, brutalement déstabilise par ce qu'il ve­nait de se produire, Conquistador perçu nettement l'implosion de rage qui tor­dait ses tripes, acidifiait son cœur, déstructurait son esprit. Et, tandis qu'il ten­tait de récupérer son précieux outil, la fureur prit possession de tout son être. Tremblant sous son feu il fut, quelques minutes durant, incapable d'autre chose que de subir l'indescriptible tremblement qui envahissait son corps, poussant sa domination, son emprise jusqu'à ce que ses yeux se révulsent, qu'un filet de bave s'échappe lentement de sa bouche entrouverte. Il s'exilait hors du temps, de l'espace, plongeait plus profondément, plus inconsciemment que jamais dans la douleur, la peur, la souffrance qui le torturaient déjà depuis de longues an­nées.

Les yeux maintenant clos, le souffle cours, il dérivait en un no man's land d'images plus horribles, plus terrifiantes les unes que les autres, dont la dureté, la barbarie ne cessaient de s'amplifier. Il faisait définitivement allégeance à la monstruosité de sa personnalité, à sa soif de sang, à son envie de meurtre. Il se voyait étrangler Kevin lentement, prenant plaisir à sentir la vie disparaître sous ses mains tendues par le désir, allant même jusqu'à en éprou­ver une jouissance si intense, si intime, que son corps, bien malgré lui, répandit sa semence dans son pantalon. Ce délice fut si extrême, si exalté qu'il ramena Conquistador à l'instant.

Ouvrant les yeux, il découvrit le monde qui l'entourait, compre­nant avec difficulté où il se trouvait et qui il était. D'ailleurs cela ne lui importait pas. Il n'y avait que cette immense, cette infernale énergie qui exigeait mainte­nant la mort de Kevin. Mais, elle devrait patienter encore un peu, au moins le temps qu'il s'amuse.

Ce regain d'énergie, cette nouvelle perception de l'avenir, lui don­nèrent la force de récupérer son arme. D'un geste vif, il extirpa la plume du bois, rangea le tout dans sa trousse et se mit en quête du petit couteau qu'il avait tou­jours sur lui. Absorbé par cette recherche et par les multiples scénarios qu'il échafaudait dans son tortueux esprit, il en oublia, quelques instants seulement, sa proximité avec Kevin, ainsi que ses funestes habitudes.

Ce dernier désormais maître de lui-même, de ses sensations, ses émotions et sa destiné, attendait calmement la suite des événements. Toujours incapable de se débarrasser de la présence de son tortionnaire qui le collait comme une sangsue, il découvrait une nouvelle perception du monde, de la réa­lité. Pour la première fois depuis longtemps, il éprouvait du plaisir à être en cours, à participer à la vie, s'étonnant de sa capacité de présence, de partage, dé­couvrant avec ravissement l'ivresse de l'existence, de la part qu'il prenait, qu'il occupait dans la société. Tel un enfant constamment en découverte, il explorait une nouvelle facette de sa personnalité ; l'exaltation ! C'était si bon, si extrême­ment délicieux qu'il en aurait pleurer si sa concentration n'avait pas été absorbé par l'écoute attentive et profonde de toutes les énergies qu'il percevait à présent.

Puis, la sonnerie brisa la magie de l'instant. Le flot des élèves se ré­pandit dans les couloirs tandis que Conquistador, accablé, renversait le contenu de son sac sur le sol de la classe, se refusant à la quitter sans avoir retrouvé son canif.

Quittant les lieux, Kevin perçut clairement le râle de satisfaction s'extirpant de la gorge de son persécuteur. C'était une exhalaison tendue de dé­sir, de soumission, de délivrance qui amplifia la circonspection, déjà exception­nelle, qu'il expérimentait. Cependant cette attentive perception était porteuse d'une information énergétique nouvelle, d'une sensation de finalité, de danger qui mettait en péril sa personnalité, son identité et sa vie elle-même.

A cet instant l'évidence explosa, autant dans sa tête que devant ses yeux, à travers un défilement d'images sentant le sacrifice et la mort. L'apho­risme était clair, limpide, quelque peu perturbant malgré la paix indéfectible qui l'animait ; Conquistador avait basculé du côté obscur et s'apprêtait à le mettre à mort.

Cette révélation le fit sourire, l'installa plus ardemment encore dans son nouvel univers, sachant déjà que le destin l'attendait, que le funeste, le machiavélique dessein de Conquistador serait mis à mal. L'information ne ve­nait ni de son esprit, ni de sa conscience mais d'une part de sa personnalité qu'il n'avait pas encore explorée, ni même découverte.

Et, tandis que son assassin s'approchait de lui, Kevin rit à gorge déployée pour la première fois de son existence, complètement éberlué par l'ab­surdité de la situation, l'aberration des sensations, des sentiments, que cela fai­sait naître en lui.

Il éprouvait maintenant de la peine, de la commisération pour son tortionnaire qui courrait avec avidité à sa perte. Mais aussi de l'amour profond, réel, le même que celui qui l'aidait à se révéler, à se réaliser et l’empêchait de succomber aux affres de la rancœur et de la vengeance. Finalement, ce qui les avait si étroitement unis jusqu'alors menaçait désormais de les séparer à tout ja­mais ; la douleur et la souffrance qui avaient lié leurs âmes, s’apprêtait indubita­blement à mettre un terme à leur si particulière relation. A les libérer de ce che­minement devenu aussi insoutenable pour l'un que pour l'autre.

Cependant, il reprit rapidement le contrôle de ses sens ; la pointe de la lame que portait Conquistador lui piquait les reins. Instantanément, il ré­agit.

Pivotant sur lui-même, il écarta le bras droit qui vint percuter la main tenant le coutelas. Le dynamisme, la grâce, la force de sa réaction produi­sit un effet bien plus dévastateur qu'il n'aurait pu l'imaginer. Le couteau de Conquistador fut projeté au loin tandis qu'il tournoyait sur lui-même, emporté par la puissance du choc, incapable de reprendre le contrôle de la situation, de son corps. Puis il perdit l'équilibre et s'écroula, s'écrasant violemment le visage sur le dur et froid carrelage du couloir.

Il se releva difficilement, le visage tuméfié, le nez ensanglanté, to­talement déstabilisé par l'étrangeté de la situation. Sortant un mouchoir de sa poche, il lança un regard de haine à l'intention de Kevin tout en tentant d'endi­guer l'hémorragie qui tachait son visage, ses habits et le sol. Mais, cette fois-ci, Kevin ne baissa ni la tête, ni les yeux. Il faisait face à son bourreau, percevant l'énergie qui émanait de tout son être, enflammait ses yeux, faisait trembler ses mains. Toutefois, cela ne l'affectait pas, ne le tendait plus, ne l'effrayait plus. Bien au contraire, il était envahi par le plus abjecte des sentiments qu'on puisse éprouver pour un autre être que soi-même, la pitié ! Cependant la pureté de son cœur, de son être, lui interdisait de se laisser accaparer par tant de noirceur, tant d'horreur. Il lui était désormais impossible de faire allégeance à des éner­gies négatives et destructrices, impossible de ne pas avoir de compassion pour ses frères, ses sœurs humains, impossible de ne pas voir la splendeur du monde, de la vie. Bien sûr, il les percevait toujours mais elles ne le pénétraient plus ; elles glissaient sur lui n'ayant plus de prise sur sa conscience, sur son être, inca­pables de se raccrocher à une quelconque partie de son identité, de sa personna­lité.

C'est avec tristesse, avec une peine crucifiant son âme, bien plus que tout ce qu'il avait subi jusqu'alors, qu'il se détourna pour suivre la route de son destin et rejoindre la cour de récréation. L'avenir de souffrance, de douleur qui se dessinait devant lui ne le concernait plus, il avait changé de rôle, de vie, laissant sa place à Conquistador mais se refusant à prendre la sienne.

Dès qu'il fut dans la cour, il décrypta puis analysa les changements que les derniers événements avaient mis en œuvre. Les élèves regroupés, comme de coutume par groupes d'affinités, discutaient avec passion, lui lançant de brèves œillades ; ils commentaient les faits. Bien que toujours isolé, il existait maintenant à leurs yeux. Néanmoins, Kevin percevait nettement la différence de perception qu'ils avaient de lui-même, il n'était plus le moins que rien, le déni­gré, le réceptacle de leurs plus bas instincts, leurs plus viles pulsions, le souffre douleur. Il paraissait désormais mystérieux, étrange et surprenant, inspirait un respect installant une infranchissable distance.

En se dirigeant vers les toilettes, il perçut la nouvelle énergie qui naissait en ses camarades ; c'était la peur ! Oui, lui qu'on n'avait jamais pris en considération, dont on s'était moqué, qu'on avait isolé, laissé pour compte, sus­citait maintenant l'effroi. Son changement d'attitude avait été trop prompt, trop brutal, trop antagoniste pour qu'il fut accepté par ses pères sans faire naître la défiance, sans immiscer le doute dans les esprits. Cela avait quelque chose de magique, de maléfique, d'incompréhensible. Et l'incompréhension, la diffé­rence, l'incertitude engendrait la crainte ici comme ailleurs sur la planète. Mais Kevin n'avait pas de temps à consacrer à cela, pas l'envie non plus ; la pression qui s'exerçait sur son devenir, sur sa vie, était prioritaire. Il lui fallait rester concentré sur lui-même, sur Conquistador qui pouvait attaquer à tout moment et réduire ses espérances à néant.

 

En franchissant la porte des toilettes, Kevin ressentit nettement la tension qui s'y exprimait. Cela lui donnait la sensation de pénétrer dans un monde gélatineux, opaque, posant un ralenti sur ses mouvements, ses pensées et, dans lequel toutes perceptions devenaient difficiles à appréhender. Son ins­tinct était au supplice comme juguler dans son expression, son intuition, donnant l'impression de se rétracter, de s'étioler sous les assauts de cette atmo­sphère lourde et venimeuse qui réactualisait son ancienne condition.

Un instant, il crut perdre pied, de nouveau assaillit par le doute, la faiblesse, la soumission. Et, tandis qu'une lutte acharnée entre son ancienne et sa nouvelle personnalité faisait rage dans les tréfonds de son identité, il devina, plus qu'il ne comprit, que cette ambiance, cette frénésie étaient liées à la pré­sence de Conquistador. A son envie, son désir, sa pulsion meurtrière si intense, si incontrôlable qu'elle en devenait palpable, influençant le temps, l'espace ; tout ce qu'elle pouvait pourfendre, englober, briser.

Alors, Kevin ferma les yeux, se raccrochant, se rattachant à son âme, à sa nouvelle perception des choses, de l'univers. Sa respiration, son cœur se calmèrent, retrouvant la plénitude de cette paix récemment acquise. En quelques secondes, il fut de nouveau le disciple du roseau, retrouva tout son po­tentiel, toute la puissance de l'amour qui l'animait, le propulsait vers l'avenir. Aussi ne fut-il pas surpris, en ouvrant les yeux, de se retrouver face à Conquista­dor dont le visage, dégoulinant de sueur, déformé par sa maléfique passion, lui faisait penser à celui d'un prédateur nocturne et malsain ; plus précisément ce­lui d'une hyène.

C'était son regard de jais, pénétrant, plein de folie meurtrière, son sourire baveux déchirant sa face qui avaient fait naître cette image. Cependant, Kevin ne bougea pas ; il attendait, calme, détendu. Sûr de lui-même, confiant en son initiation, il n'éprouvait ni crainte, ni peur, ni doute, sachant que Conquis­tador ne parviendrait pas à assouvir son inqualifiable pulsion. Cette information était présente partout ; dans tout ce qui l'entourait et même dans ce qu'il éma­nait de son opposant. Il ne lui restait plus qu'à la vérifier.

 

Le face à face dura de longues minutes. Ils étaient comme suspen­dus hors du temps, du présent, de la vie. Enfermés dans un monde énergétique où s'affrontaient les deux tendances majeures pouvant s'y développer. Le bien, le mal, l'amour, la haine, tout cela n'existait que par rapport à la dualité qui les opposait, simplement parce qu'ils n'étaient que la représentation antagoniste d'une seule et même énergie ; la vie !

Les yeux dans les yeux, ils mesuraient inconsciemment leurs po­tentiels, plongés dans les profondeurs de l'essence, de l'univers, tandis que sciemment, ils appréciaient leurs volontés, leurs espoirs, leurs fois respectives. La tension, si intense, si violente, proche de son paroxysme, était perceptible tant dans le petit espace confiné que dans l'école tout entière.

Tel un grondement sourd, elle s'était affranchie de toutes les formes de matières qui auraient pu ou voulu la contenir. Elle avait littéralement explosé, libérant toute sa puissance, s'était attaquée aux organismes les plus proches, inondant les cœurs, les esprits, s'emparant de leurs énergies, de leurs pulsions, faisant tomber tous les murs retenant ce qui avait été, volontairement ou involontairement, caché, occulté, oublié.

Puis, aussi vite qu'elle s'était étendue, elle avait reflué vers les toi­lettes, laissant professeurs et élèves hagards, le souffle court, la tête bourdon­nante, le cœur meurtri. Incapables de comprendre ce qu'il venait de se passer, ils n'avaient pas pu, pas voulu profiter de cet éclair de prescience qui les avaient unifiés l'espace d'un instant. Les murs s'étaient remontés ; la normalité, le quo­tidien réinstallé. Dans leur cotonneuse perception du monde et de la réalité, il n'y avait plus qu'une insondable sensation de tristesse, comme si ils étaient pas­sés à côtés de quelque chose d'important, de merveilleux. Tandis qu'en pa­rallèle, ils continuaient de ressentir la tension s'échappant des commodités qui, à n'en pas douter, annonçait un événement majeur, déterminant et probable­ment précurseur d'un grand changement. Mais toujours aussi indolents, aussi impuissants, ils attendaient que le destin pose ses cartes et dénoue, enfin, cette sibylline conjoncture.

Pendant ce temps, Kevin et Conquistador étaient sortis de leur im­mobilisme ; emportés par l'énergie qui les saturait, ils avaient amorcé un étrange ballet ; l'un dans le calme, l'attente, l'autre dans la fièvre, dans l'action. Le premier pivotant sur lui-même tandis que le second, se posant en prédateur prêt à commettre l'irréparable, entamait une erratique ronde reflétant pleine­ment l'inacceptable doute qui assaillait son esprit. Aussi s'ébroua t-il violem­ment pour chasser ses relents du passé, retrouver la toute puissance de son dé­sir.

 

Conquistador, au faîte de sa force, de sa détermination, totalement soumis à la haine qui accélérait son cœur, faisait jaillir ses yeux, injectés de sang, de leurs orbites, la pupille si dilatée que l'iris en était absent, exhiba la lame qu'il avait tenu cachée jusqu'alors. Les jointures blanchies sous la pression qu'il exerçait sur le manche, il ralentit le pas, se pourlécha, émit un grognement puis lâcha un rire démentiel, à l’expression maléfique, sans quitter les yeux de Kevin. Ensuite, il stoppa sa progression et, bavant comme un enragé, banda chacun de ses muscles, prêt à l'attaque.

Kevin, quant à lui, toujours calme, infiniment détendu, restait à l'écoute des énergies qui l'entouraient. Il attendait que la bête, que le monstre agisse, qu'il tente enfin de l'annihiler, de le pourfendre, de le tuer. Contraire­ment à ce qu'il avait connu dans le passé, il n'éprouvait ni doute, ni peur. Rien en fait, comme si ses perceptions, ses sentiments s'étaient effacés au profit de la présence de l'esprit qui l'habitait désormais.

Il ne percevait plus Conquistador comme un tortionnaire, comme un être dénué d'humanité, de sentiments, de conscience mais plutôt comme un frère de souffrance, d'abnégation, de renoncement. Il s'identifiait à lui, le com­prenait, découvrant avec stupéfaction que dans les tréfonds de cette personnali­té ravagée par la haine, la colère et l'horreur, brillait encore une lueur d'amour. Un éclat si intense, si merveilleux que Kevin prit conscience de sa capacité à l'ai­der à son tour. De le guider vers la paix, la rédemption, la libération dont il avait été, bien malgré lui, le vecteur, le déclencheur. Car sans Conquistador, sans les énergies qui le portaient, jamais Kevin n'en serait arrivé à faire confiance au vé­gétal, à la vie qui l'avait conduit à son émancipation, à sa réalisation. Aussi la peine et la pitié, ce sentiment avilissant et dégradant, qu'il éprouvait à l'en­contre de son adversaire, s'évaporèrent-ils au profit d'un amour sincère, pro­fond, qui posa un sourire sur ses lèvres, dans ses yeux. Toutefois le moment n'était pas propice à l'introspection, à la fraternisation, mais à la lutte, au com­bat ; Conquistador s’apprêtait à frapper !

Malgré son infâme dessein, la lame s'envola vers le ventre de Ke­vin avec grâce. Elle décrivit une splendide courbe sur sa gauche, approchant la perfection, qui visait son flan. D'un petit et délicat pas vers l'arrière, il s'effaça. Conquistador, emporté par son élan, par la puissance qu'il y avait mis, fit plu­sieurs pas de côté, manquant de s'écrouler lourdement sur le sol. Faisant volte face, bavant et éructant de plus belle, assoiffé de vengeance, de sang, proche de l'apoplexie, la respiration lourde, difficile tant il était déstabilisé par la réaction de Kevin, il se figea un instant et laissa échapper un hurlement inhumain. Il larguait définitivement les amarres, touchait aux frontières de l'hystérie, de la folie. Sous cette impulsion ses yeux se révulsèrent, sa bouche se tordit, son esprit bascula.

Avançant lentement vers sa victime, il se mordit la lèvre inférieure avec une telle frénésie qu'un flot de sang en jaillit ; il venait de se la sectionner. Le menton couvert de sa vitale substance, la lèvre pendante, il progressait, mar­telant lourdement le sol de ses pieds, donnant l'impression d’écraser ainsi les relents infimes de conscience, de doute et de peur, qui tentaient vainement de refaire surface, de survivre, d'endiguer la brûlure de haine enflammant toutes les parcelles de son être. Son regard, perdu dans les limbes de l'ivresse, s'était vidé de toute substance, de toute présence. Son corps tendu à l'extrême, trem­blait de toute part, accentuant plus encore la terrible pesanteur qui semblait freiner sa déambulation chaotique. Parvenu à quelques mètres de Kevin, il s'ar­rêta, se ramassa sur lui-même, prêt à bondir, renversa la tête et hurla de nou­veau, se tailladant le torse. Puis brusquement, sauvagement, il se propulsa vers Kevin, les deux mains en avant serrant fermement le couteau, maculant le sol d'une traînée de sang, vociférant de plus belle.

Contrairement à Conquistador, Kevin percevait une autre dimen­sion de la temporalité. Une dimension où tout semblait bouger avec lenteur, presque avec douceur. Faisant un pas de côté, il agrippa l'un des bras de son agresseur, le saisissant au poignet d'une main, au coude de l'autre. Et tandis qu'il l'accompagnait afin d'amplifier son élan, le temps reprit sa progression ha­bituelle.

D'un geste vif, plein de force, de détermination, il projeta Conquistador à travers les commodités vers la porte qui en clôturait l'accès. Cette dernière vola en éclats sous l'impulsion de leurs forces réunis et fit pivoter le poignard dans les mains de l'infortuné voltigeur qui s'écrasa en plein milieu de la cour ; la lame fichée en plein sternum, tenue encore fermement par ses mains ensanglantées. Alors le silence prit place, lourd, pesant, tenace, plein d'une sourde et péné­trante incompréhension ; Conquistador avait cessé de hurler!

Etendu sur le dos, il gisait dans une mare de sang, pleurant douce­ment ; le canif planté dans sa poitrine avait tué la haine, la monstruosité qui s'était emparée de son être. Une paix profonde, qu'il pensait annonciatrice de son prochain trépas, grandissait en lui, purifiait son corps, son esprit, libérant son âme si longtemps prisonnière d'un monde sans lumière, sans amour. Le cauchemar dans lequel il avait été absorbé, par lequel il avait été possédé puis torturé, s'était enfin dissipé.

Agenouillé à ses côté, Kevin pleurait de concert ; bouleversé par la tournure qu'avaient pris les événements. Sachant que sa nouvelle condition, que son initiation lui permettrait de vaincre Conquistador, il ne s'était pas un ins­tant imaginé, n'avait pas eut l'intuition que, finalement, il finirait par prendre sa vie. Serrant fermement la main de son ancien adversaire, il tentait, à l'encontre de tout réalisme, de lui insuffler l'énergie nécessaire à sa survie.

 

En définitive, Conquistador fut sauvé. Lors de l'enquête qui s'en­suivit, il dédouana Kevin de toute implication et de toute responsabilité dans cette horrible affaire. Il avait trouvé la rédemption en affrontant ses démons, ses illusions, ses dérives et ses troubles psychiatriques. L'affaire fut donc classée tandis que les protagonistes, ayant tous deux déménagés, reprenaient le cours d'une vie normale, bien loin de ces si puissants, si durs souvenirs qui, pourtant, avaient fantastiquement modifié leurs destins respectifs.

Après son séjour à l’hôpital, suivit d'une brève mais intense théra­pie, Conquistador changea de prénom sans toutefois changer de nom ; il répon­dait désormais au patronyme de Quérido Fuentes et en était très fier.

A travers son expérience de tortionnaire, il avait prit conscience de sa force physique, de sa puissance psychique. Mais le nouveau regard qu'il por­tait sur son existence l'avait laissé désarmé face à cet état de fait ; de ses capaci­tés, de cette forme de talent, il n'avait su que faire. Cependant le revirement énergétique qui menait maintenant sa condition l'avait conduit sur un chemin similaire à celui qu'avait emprunté Kevin ; à l’instar de son partenaire d'hor­reur, il avait lui aussi rencontré un maître végétal ; un chêne plus précisément. Suite à cela, il était devenu explorateur de la force, donnant des conférences sur toute la surface du globe, dans le but d'aider à son tour ceux qui empruntaient, sans le savoir, ni en avoir conscience, le chemin qu'il avait lui-même âprement arpenté.

Bien après sa mort, une légende courait sur la terre. On y racontait comment son corps s'était tout d'abord momifié puis lentement transformé en un splendide et merveilleux séquoia. Pourtant de souvenance humaine, per­sonne n'en avait été le témoin.

 

De son côté, Kevin avait suivit un parcours relativement similaire. A la fin de ses études, il avait lui aussi parcouru le monde. Chemin faisant, il s'était initié à toutes les formes d'art martial qu'il avait rencontrées pour finale­ment en faire une synthèse, le tout rehaussé par les conseils avisés de son ami et maître le roseau qu'il emmenait partout avec lui. Depuis leur première ren­contre, ils ne s'étaient plus quittés, ni dans le monde des esprits, ni dans celui des humains.

En laissant la demeure familiale, Kevin avait acquit un splendide pot, au teint cuivré, dans lequel il avait replanté son initiateur, celui qui avait bouleversé sa vie, avait ouvert ses yeux au monde des possibles, de l'invisible, mais surtout l'avait révélé à lui-même.

A la quarantaine, il avait éprouvé le besoin de se retirer du monde et s'était installé sur une splendide petite île de l’Asie du sud-est. Après quelques rencontres, qu'on aurait pu croire faites de hasard alors qu'elles n'étaient que le reflet de sa destiné, il acquit une certaine renommée ; tant par la pratique de l'étrange art qu'il avait développé avec son comparse végétal, que par la sagesse des ses propos, la justesse de sa vision, qu'il soit question de ce qui est visible ou ne l'est pas, comme de sa surprenante intuition. En cela le monde des esprits lui avait été d'un grand secours. Cette réputation lui avait amené de plus en plus de visiteurs, venant la plupart du temps seul ou en duo. Puis, au fil du temps il avait reçu, initié et conduit un grand nombre de visi­teurs, si bien qu'au bout d'un certain laps de temps, il ne s'était plus jamais re­trouvé seul.

Dans les premiers temps, le groupe n'avait pas excédé une dizaine d'individus, mais il avait rapidement grandit jusqu'à ce qu'une centaine de per­sonnes soient toujours présentes sur l’île. Ainsi naquit avec douceur, lenteur mais détermination un monastère fait uniquement de bambous, comme tout ce qui s'y trouvait ; Kevin ne se faisant pas rétribué pour ses services, ses visiteurs avaient prit en charge la réalisation de l'ensemble.

Au cœur de l'édifice vivait Kevin. Il y enseignait son art, délivrait ses conseils et toutes ces sortes de choses, assis à même le sol, protégé par un immense et splendide roseau fiché dans un non moins colossal et admirable pot. Cependant tous ceux qui eurent la formidable chance de recevoir son ensei­gnement étaient pleinement conscients que le seul, l'unique maître de cet ermi­tage n'était autre que le titanesque végétal.

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Renaissance 2015 (Nouvelle 2)

29 Janvier 2023 Publié dans #recueil de nouvelles

Renaissance 2015 (Nouvelle 2)

La rose.

 

 

 

 

 

 

A vrai dire, je ne sais pas encore très bien qui je suis, ni même, ce que je suis. Pour être honnête, c'est tout juste si j'ai conscience de mon exis­tence ; ne sachant à quelle race, quelle catégorie, ni même à quel genre j'appar­tiens. La seule chose dont je sois vraiment sûr, c'est d'être en vie. Cependant, je ne peux m'empêcher de me questionner sur ce qu'elle me réserve, sur le devenir de cette existence qui reste, à tous les niveaux, un mystère.

Cette réflexion est d'autant plus intense qu'une étrange et inextin­guible sensation persiste au centre de la matière me composant. Comme une dé­chirure, faite il y a longtemps, où se mêlent des impressions de réminiscence et d'abandon ; une sorte de fulgurance qui laisse planer un sentiment de renais­sance.

Une perception déstabilisante à l'aube de ma propre découverte et qui donne, paradoxalement, naissance à un émoi né d'une longue attente à l'im­placable solitude qui rend tout noir et glacial. Cependant cet agrégat glauque semble se déliter sous les effets d'une impulsion transformatrice qui pulse en moi, annonçant son prochain et inéluctable avènement ; la vie !

 

 

Cette vie qui est en moi, je la perçois aux alentours, elle pulse et vibre, là quelque part au-dessus de ma présence. Il y a des tremblements, de la chaleur. De la lenteur, de l'impulsion ; toute une gamme de saveurs rythmiques qui sont, aujourd’hui, mon monde.

Malgré l'attente, rien ne se passe et je me languis. L'ennui com­mence à devenir un compagnon trop encombrant ; presque écrasant. Mais sous son joug pesant la cognition de mon existence prend de nouvelles teintes, de nouvelles saveurs. Les choses semblent évoluer, se préciser lentement ; l'onde transformatrice s'est amplifiée, prête à l'explosion, prête à l'existence.

L'énergie qui naît en moi et celle qui m'entoure semblent avancer de concert, cependant une barrière se dresse entre nos identités. Tout semble se mouvoir, d'une manière ou d'une autre, mais je ne peux pas bouger ; je suis figé. Prisonnier de circonstances sur lesquelles je ne peux ni agir, ni intervenir. Puis ce feu dévastateur qui dévore mes entrailles atteint l'apothéose de son ex­pression et s'empare de mes perceptions pour les dévorer, les dévaster. Ensuite la tornade émotionnelle retombe et laisse s'ébaucher les prémices de la conscience ; une étonnante sensation, une merveilleuse découverte !

 

Cette révélation a fait son chemin lentement, elle a pris le temps de m'observer, de m'étudier ; de se mettre à ma porté. Puis, quant elle a sut, elle m'a investie sauvagement, supprimant tout ce qui ne vibrait pas au présent, et a pénétré mon être d'un éclat de sapience.

Je savais désormais ce que j'étais, qui j'étais et même quel était mon devenir ; j'étais une graine. Mais patience, le feu qui s'était allumé couvait tous les secrets de ma transformation. Quelque part une œuvre se rêvait, inven­tait une existence, déjà prête à passer à l'étape suivante ; la conception !

Cependant il me faillait encore attendre. L'enfer qui s'était allumé dans mes entrailles s'éteignait rapidement, étouffé par en voile qui recouvrait mes sens et me plongeait dans un étrange sommeil. Je n'étais plus qu'une ab­sence !

 

Je ne sais combien de cycles se sont écoulés depuis que j'ai perdu conscience. Le temps s'est évaporé comme un souvenir lointain. Qu'importe ! L'ennui s'est envolé avec lui en camarade fidèle et dévoué. C'est bien !

L'embrasement qui me consumait ne s'est pas éteint, il s'était mis en veille et s’enflamme de plus belle. Il en devient si intense qu'il gronde dans toutes les fibres de mon être, maintenant un éternel présent dans lequel je ne cesse de bondir d'une extrême à l'autre. Tantôt j'ai la sensation de me répandre, tantôt celle de me contracter à l'infini, comme pour trouver ce qui, finalement, est essentiel ; ce qui n'admet plus de question, n'a qu'une réponse. C'est ! Il n'y a rien d'autre à dire ! Cependant cet état permanent de brusques changements diamétralement opposés, consomme et répand une phénoménale énergie, dense et enivrante. Puis cet antagonisme perpétuel, à l'implacable précision, accapare peu à peu tout l'espace. Alors, ce mouvement énergétique donne naissance à une résonance, à un son qui, tel un mystérieux mantra, part en quête de l'uni­vers.

Cette fois-ci, l’œuvre ne se rêve plus, elle a définitivement franchi le pas et a entamé la conception de mon être. Une chaleur intense consume ma chair et me plonge au cœur de la matière. Mes sens refont surface m'apprenant avec stupeur que mon corps s'est transformé pendant mon sommeil ; il a doublé de volume. Cette fois-ci, plus de doute, je vais enfin savoir quelle genre de graine je suis, donc ce que je vais devenir. C'est enivrant, mais effrayant aussi ! Surtout à cause de cette perception qui m'annonce une accélération temporelle exponentielle. En d'autres termes, et bien que cela ne soit pas pour tout de suite, cela implique un raccourcissement de ma durée de vie. C'est déstabilisant une prise de conscience pareille quasiment à la naissance, comme si on m'offrait le chronomètre supervisant ma vie. D’ailleurs la matière en frissonne comme si elle se remémorait de bien surprenants et étranges souvenirs tandis que l'odeur de la mort nous entoure.

Cependant, je laisse questionnements et frissons derrière moi, mes sens sont pris en otages par l'usine de la vie qui prend naissance dans mes fibres. Elle m'inonde, me séduit, me détruit repoussant inlassablement mes li­mites tant physiques que psychiques. Elle propulse le temps à travers mon corps, l'accélère. Aussitôt il se met à battre sur un rythme endiablé saturé par l'énergie ainsi décuplé qui l'anime de plus belle. Cette catapulte temporelle semble ouvrir mes perceptions me donnant une forme de prescience, de prémo­nition de mon avenir que je ne pourrai cependant pas affiner.

Un voile descend doucement sur le monde et m'enveloppe lente­ment. Je sombre à nouveau, profondément déstructurée, tandis qu'un change­ment majeur s’opère.

Mon être s'est ouvert ; au sens propre cette fois-ci. Une part de moi-même a jailli et s'est électrisée. Instinctivement, je n'ai pas lutté, de toute façon je n'étais pas en mesure de le faire. Alors, un mot s'est formé ; germe, et a débusqué une vague idée. Mais un flash... et absence... !

 

Se sont des vagues de chaleur étouffante qui m'ont réveillé. Tout d'abord, celle qui explose à l'intérieur de mon être, inlassablement plus intense, puis, celle qui m'entoure et semble avoir une source extérieure. Et enfin la puis­sance combiné des deux qui pousse toujours plus loin la vie. Au milieu de cette fournaise, un éclair de compréhension a frappé mon esprit et m'a un peu mieux définie. Ça y est sais quelle genre de graine je suis ; une graine de fleur !

Je le sais parce que je me suis encore modifiée. Une partie de moi s'est élevée vers les cieux, fouillant la terre, attirée par la chaleur extérieure et tendue vers mon devenir, vers ma vie. Ma vie de fleur dont je parviens, pour l'heure, difficilement à me faire une idée ; tant tout ce qui m'entoure et me concerne n'a de cesse que d'être en devenir. S'en est épuisant, tout comme ma progression dans cette terre gorgée d'eau et de lourdeur.

Soudain, la fatigue m'assaille, comme si j'avais été au bout de moi-même, et peut-être bien plus loin encore, tandis que le voile vient remettre un peu de flou sur l'étonnante réalité où se délitent mes perceptions, happées en une chute sans finalité, sans but. Ma conscience quant à elle se détache, se pâme et s'évanouit. Silence... Un flash... Absence !

 

Je reprends conscience au milieu d'énormes vibrations qui, tantôt me bercent, tantôt me secouent. Y prenant plaisir, je m'installe dans une forme d'indolente béatitude. Je me laisse bercer ! Par la vie, par le temps ; par l'ins­tant. Et, sans crier gare, une émotion se plante dans mon bulbe ; ça y est, je suis en bouton ! Enfin prête à éclore, à exister. J'en ai le vertige. A moins que cela ne soit le tonnerre dévastateur qui provient de mes entrailles et qui fait monter la pression tout autour tant il pousse ma conscience vers les cieux. Un grondement né de lui-même qui a travers son explosion sublime le vertige.

Une fraction de seconde, je suis sous extase, subjuguée par cette naissance qui est la mienne. Puis l'ivresse me conduit au delà de toutes limites. Elle plonge au plus profond de mon être, s'y concentre, s'y condense. Mais en même temps, elle s'élève avec force et frénésie vers l'espace où au contraire elle s'étend. Et, brusquement, presque avec violence, l'univers explose ; ne laissant place qu'à l'unicité. Cette déflagration me traverse, me transperce et jaillit au sommet de mon être. Je me pâme, je m'ouvre...

 

La lumière inonde tout, aussi bien au dehors qu'au dedans. Le so­leil est déjà là, survolant la terre de ses rais bienfaiteurs, encore bas sur l'hori­zon. Il fait, de ce fait, encore un peu frais. Mais c'est agréable, cela apaise l'éblouissement que créé cette tension lumineuse focalisant tous les pans de ma réalité. Tout comme cette légère brise qui s'est finalement installée et me berce langoureusement ; amoureuse de mes senteurs les plus délicates. Elle s'en em­pare, s'en délecte. De son souffle, les aère à la surface de la terre pour qu'elles courent le monde.

Encore secouée par cette extraordinaire explosion énergétique, je m'alanguis quelque temps et repose ma matière récemment dévastée. J'ai perdu pied sous le coup de l'intensité. Je ne suis plus en mesure de rien, juste d'être là, de sentir la vie qui coule ; d'être partout à la fois en perpétuelle transformation. De laisser aller !

Après ce bref et intense renoncement, j’appréhende cette nouvelle forme de moi-même, l'explore, la découvre. Puis une fois pleinement impré­gnée, je m'en empare. La sensation est d'ailleurs des plus curieuses ; une sorte de mélange entre de l'impensable et du surfait. Une forme extrême de la dualité émotionnelle qui tend la matière. Mais la vie m'interpelle, puis m'appelle. Elle me susurre cette longue complainte qui fait vibrer les cœurs, rêver les âmes et qui sublime la passion de la vie en une explosion de jouissance immatérielle et magnifique.

Instinctivement, une partie de mon être se tend vers le ciel, vers la lumière, le soleil. L'autre, quant à elle, me relie profondément à ma matrice, ma terre, ma mère... J'exploite, j'existe et j'appartiens à deux monde différents et distincts. Deux vibrations opposées pourtant indissociables l'une de l'autre parce qu'elles sont complémentaires, qu'elles forment une irréductible union universelle.

Soudain, un éclair traverse mon espace ; il survole ma vie. Alors l'évidence éclate ici, là, et partout à la fois ; dans chacune de mes fibres, chacun de mes atomes. Là encore, je suis face à deux mondes manifestement opposés ; celui de l'énergie et celui de la matière. Et bien que je sois une part issue de ces deux univers, je sais déjà que je ne pourrai survivre que dans l'un deux.

Cette brutale appréhension de mon évanescence existentielle frappe sauvagement mon esprit, fait frémir mes fibres. Alors la peur inonde la part de matière, fige ma sève et glace la terre tandis que mon esprit sublime la paix ; l'espérance de l'éternité universelle et indivisible. Cependant, je ne puis rester sous le joug de ces sentiments extrêmes et contradictoires ; il me faut re­venir à l'instant, revenir au présent. C'est ici que j'existe, dans cet espace tempo­rel et sidéral où je n'arpenterai que quelques petits cycles. Qu'importe ! Je prends ce qui est offert. J'accepte cette éphémère existence ; ce passage éclair !

Alors l'acceptation pulvérise toute forme d'appréhension et me ra­mène vers une perception plus pragmatique de mon devenir. Finalement, tout n'est pas si gris, si noir. Il y a de la lumière, cachée quelque part, une sorte de ré­demption, une forme d'espoir ; un je ne sais quoi impalpable autant qu'inquali­fiable et qui laisse pourtant planer la conviction d'être inébranlable.

Ce frais regard dissipe les derniers voiles de mon approche exis­tentielle alors je retourne à l'essentiel, au delà du mental, de l'esprit. Je replonge dans cette lumière qui est partout, éclairant toute chose de l'intérieur, et qui pourtant n'est vraiment nulle part puisqu'elle n'est qu'une. Elle me ramène à l'instant, à cette œuvre en devenir , cette existence qui s'éveille. Alors je plonge pleinement au cœur de ce moment d'extase, de bonheur, qui ne se conjugue qu'au présent.

Un présent qui est mon expression, ma condition, mon devenir. Je suis sa chose, sa création, son image et je n'existe que pour le servir, pour l'em­bellir. Un présent qui partage l'universelle lumière en une infinité de petites étincelles. Puis me montre celle qui me correspond.

A sa vue une sorte d'énergie monte en moi, me donne le vertige. En fait, je m'identifie, me personnalise. Alors quelque chose m'illumine de l'in­térieur, fait valser ma conscience et transperce ma matière d'une fulgurante im­pulsion électrique. Mais parvenue à son sommet, elle continue sa progression vers l'espace, laissant derrière elle la part matérielle, déjà tendue vers les cieux, pour se propulser plus loin encore vers l'univers, vers l'inconnu ; l'indicible !

Cette sorte d'implosion ne s'en tient pas là et se reproduit une fois encore, mais maintenant, c'est dans la profondeur de la terre que plonge le cou­rant électrique. Aussi intense que dans le sens opposé, il semble se jouer des obstacles qu'il rencontre jusqu'à ce qu'enfin, il stoppe sa progression. Il est arri­vé à destination, au cœur de la matière à laquelle, aussitôt, il me lie. D'une part pour le temps qui m'est imparti, d'une autre pour une forme d’éternité.

A cet instant, je transcende les dualités qui s'affrontent en moi, l'unicité s'installe, rendant tout à la simplicité. Il n'y a plus qu'un courant unique, composé de tout, de rien ; en tout cas rien qui puisse se dire, se voir. Tantôt il explore les sphères célestes, tantôt il plonge à l'essence de la matrice ; il unit l'esprit et la matière.

De cette réunion naît une onde de révélation amenant une connaissance accrue de mon identité. Je me découvre faite de plaisir intense et profond. D'une inextinguible envie de partage et d'échange. Et surtout, d'une vague de désir qui semble englober la totalité de la gamme des sentiments. Une étincelle de vie qui pulse à travers tout l'univers.

Puis, la pulsation se contracte, se concentre et s'ancre résolument dans la matière. La vie reprend ses droits, et en main les fils de mon existence, tandis que j'harmonise ma conscience avec le monde qui m'entoure. De l'es­sence de toute vie qui me fait don de sa présence, de son offrande et, de l'astre solaire qui, de sa douce chaleur, m'appelle à la vie. Alors mon être tout entier se tend vers cette merveilleuse source de chaleur et de force qui, bien qu'elle me consume, me nourrit et me séduit. Je me sens resplendissante, fraîche, légère.

A cet instant, j'ai pleinement conscience de ce que je suis et du chemin qu'il me reste à effeuiller. Mon identité ne fait maintenant plus de doute, je suis fille de la terre et du soleil, porteuse de rêves, créatrice de passion, excitatrice des sens. De mon parfum suave j’envoûte les sens tandis que du car­min de ma robe sanglante j'emprisonne les cœurs valeureux, les esprits amou­reux ; je suis la fleur, je suis une rose !

 

La brise qui s'enivrait de mes fragrances s'est délicatement rafraî­chie et a pris mes sens en otages. De sa tendre humidité elle caresse mes pétales, mes feuilles, et délivre une douce sensation de fraîcheur qui appelle à la renais­sance. Une réminiscence qui s'avère être un véritable moment de bonheur, une pure jouissance existentielle.

Puis la résurgence s'estompe sous les assauts de mon sang, de ma sève qui jaillit en moi. Je m'abreuve à la source, me nourrit de la terre qui se propulse et pulse à travers tout mon être. Elle m'inonde de son amour de mère, comble tous mes besoins essentiels. Mais malgré cette puissance dévastatrice qui bouillonne en moi, me faisant frissonner jusqu'au bout des épines, je me sens frêle et fragile. Assujettie à trop de paramètres extérieurs agressifs sur les­quels je ne peux agir, je me sens soumise au bon vouloir du destin. Une fois en­core me voici face à l'inconnu, face au vide. Cela créé une tension soudaine qui ramène mon esprit vers la fugacité de mon devenir. Cependant je ne m'installe pas dans cette perception angoissante et me focalise sur l'instant, sur la vie et ce qu'elle m'offre.

C'est sur mes pétales et mes feuilles que la destiné tisse son sur­prenant dessein. En fait, le présent envahit mon être, s'accapare de mon corps, ne laissant libre court qu'à l’imminent et à l'émotion qu'il suscite.

Je me pâme et m'alanguis sous la délicate moiteur qui m'enve­loppe tandis que ma tige et mes épines acérées semblent pourfendre l'onde aé­rienne qui me berce ; comme si elles tentaient de retenir les dernières goutte­lettes de rosée que la brise n'a toujours pas emportées pour que je puisse, en­core un peu, m'en délecter. Comme la vie, la nature et les choses sont finale­ment bien faites. Il n'y a visiblement pas de hasard ; juste une forme de l'exis­tence avec un mode d'expression particulier. Une présence qui anime la vie dans l'instant, se moquant des avants, des après qui ne sont ni de l'être, ni de ce qui l'anime et encore moins de ce qu'il en irradie.

La sensation est tout autre maintenant, de la surface de mon être, j'ai plongé dans les profondeurs. J'y ai découvert la plus petite étincelle qui anime chaque chose en secret et semble se multiplier à l'infini. Elle a pris pos­session de ce que nous avons en commun, l'âme, et m'a plongé au cœur de la grande création. Alors la braise est devenue fournaise, elle a tout envahit, tout illuminer et cet éclat à tout unifié. En rentrant si profondément en moi, je suis parvenue au-delà de moi-même ; dans l'univers. Je suis dans le flot de la vie, dans cette part délétère, impalpable qui unie tout chose.

Puis, l'éblouissement s'est envolé et je suis revenu en surface.

 

Le soleil est monté doucement dans le ciel et de ses rayons, a es­tompé les dernières exhalaisons de fraîcheur. Cependant, sa chaleur est encore douce et suave, il me cajole, me dorlote, se préparant lentement à me harceler. Il sait que sous son feu je serai obligée de m'ouvrir, de m'offrir, de perdre un peu de moi-même pour ne pas mourir sur l'instant. Une fois épanouie, mon parfum s'élèvera vers les cieux, enivrera l'espace. Pourtant, je sais que ce don, auquel je ne puis que me soumettre, me conduira doucement mais inévitablement vers cet instant ultime où, dans un dernier flamboiement de vigueur et d'effluves, je m'éteindrai définitivement.

Mais pour l'heure, je me baigne dans la tendre et opiniâtre cha­leur. Le soleil désormais à son zénith est plus entêtant que jamais, inondant l'es­pace d'une forme de lourdeur, mâtinée de langueur, qui laisse s'écouler la vie paisiblement. Subjuguée par cette indolence, je me laisse langoureusement ber­cer par le léger vent qui s'est levé depuis peu. Attentive à ma vie qui s'écoule et s'envole inexorablement !

Malgré cela, je me sens bien ; épanouie ! Pourtant une étrange ten­sion commence à s'installer en moi, faisant courir un frisson le long de mes fibres. Mon instinct me laisse pressentir que tout ceci est annonciateur d'un profond changement dans ma vie ; sans que je sache sous quelle forme il se pro­filera. En tout cas, une chose est sûre, ce sera mon ultime transformation.

Cet éclairage sur mon futur proche, ne me met pas en confiance ; il me tend. Sous cette pression en pleine expansion, mes perceptions sensorielles envisagent le monde sous une nouvelle approche qui porte à ma connaissance le message profond et caché dont elles sont porteuses. Il y est question de peurs, de frayeurs et d'angoisses. Cette prise de conscience fait naître une énergie dé­vastatrice qui s'accapare de mes sens, puis de mes émotions et s'installe profon­dément dans la matière confisquant mes réflexions. Alors l'indéniable vérité m'illumine, m'envahit ; le danger et la mort rodent tout autour ; prêts à frapper.

 

Le gravier du chemin menant à ma demeure s'est mis à bruisser ; quelqu'un vient ! Il approche paisiblement, cependant son pas est lourd, rési­gné ; étalant ses ondes loin dans la terre. Il en émane une pulsation émotion­nelle qui m'instruit sur sa nature, tout comme le feulement métallique et brutal, ne cessant de se répercuter dans l'espace, m'informe de ses intentions. Cet être humain, cet homme qui vient de s'arrêter n'est pas étranger à la menace ; elle est plus dense et plane plus lourdement, contracte mes fibres, accélère ma sève.

Soudainement, il tend la main, s'empare de l'une puis de l'autre. Il nous observe, nous jauge, nous hume préparant visiblement son forfait. A n'en pas douter, certaines d'entre nous verront le fil de leur vie tranché net ; section­né par l'acier rutilant !

Pour fuir cet horrible moment où la peur me submerge totalement, je me focalise sur le vent, le soleil et le bien qu'ils m'offrent. Me relie plus pro­fondément à ma naturelle, ma merveilleuse mère, profitant des derniers ins­tants que, peut-être, il me reste à vivre. Je m'en imprègne, m'en imbibe, m'en inspire. Plonge en son sein, retrouve l'inconditionnel amour. Alors, la peur, le doute et toute forme de rancœur me quitte définitivement. Le présent me sub­merge, se réinstalle, me rend mon essence première. Il n'y a plus que l'amour, sa pulsion créative, son envie et je n'ai d'autre choix que de faire confiance à sa prescience, de m'offrir à son bon vouloir.

Mais un contact glacial suspend ma transe existentielle. Le froid et sordide métal vient de se poser sur ma tige ; il prend son temps, semble hésiter, se questionner. Suis-je à son goût ? Mon parfum l’envoûte t-il ? Et ma robe, flatte t-elle sa vue ?

Le temps d'un soupir, les questions restent en suspend. Alors, un silence pesant s'installe, retenant le temps et même la vie. Paradoxalement et bien qu'elle ne représente qu'un élément temporel, cette fraction de néant semble ne plus vouloir cesser ; comme installée pour l'éternité. Dans cette bulle ontologique, les transports énergétiques de l'univers se sont figés ; ils ne me vi­sitent plus. La vie elle-même semble prisonnière, annihilant toute possibilité d'évolution, de régénération, de création et surtout de pérennité.

Je suis le jouet, l'esclave de cet abîme suspendu. Enlisé dans un aura prophétique de douleur et de souffrance émanant d'un sécateur à l'arrêt sur le fil de mon existence.

La beauté dont j'étais si fière, qui me gonflait de sève et d'orgueil, ne m'aura t-elle pas, finalement, conduit à ma perte ? J'espère avoir largement présumé de mes charmes, de mes atouts tentant, une dernière fois, de conjurer le vide qui s'est abattu sur ma vie.

Mais hélas, je n'ai présumé de rien. La pression du métal s'est in­tensifié et pénètre ma fibre ; il me sépare de ma terre, de mon essence. Cepen­dant la blessure ne me fait pas souffrir ; je ne la ressens pas ! Mais la coupure à ma terre me bouleverse totalement, estompant déjà ce qui restait de mon envie de conquête.

Je viens de perdre une part de moi-même dont, malheureusement, je ne parviendrai jamais à faire le deuil. Comment pourrais-je oublier cette en­sorceleuse relation, se tendre partage, cet échange en profondeur ? Ces mer­veilleux instants de bonheur, de plénitude. Cette enchanteresse énergie qui me reliait à tout, sans exception, et faisait naître en moi une foi inébranlable en la justice et la bonté de tout ce qu'il advenait. En la certitude d'être le bon être, au bon endroit, participant activement à la création permanente de l'univers. Mais là, c'est la rupture, abrupte, totale !

 

Ma destiné a bifurqué. Elle a prit ce qui reste de ma vie en otage. Alors, j'ai rejoint le bouquet de mes congénères, délicatement posé sur le bras de l'être qui est, pourtant, notre bourreau.

Tant bien que mal, je m'adapte à cette nouvelle et dernière étape de mon existence. Je reprends possession de mes sens, mes perceptions, m'im­prègne de toutes les différences qui m'entourent ; m'abreuve de toutes ces nou­veautés. Je ressens le paysage que nous traversons, la pression de l'air sans cesse inégale. Le mouvement du vent, sa texture, sa température. Puis, l'inten­tion créatrice qui anime, accompagne et réalise cette réalité. Enfin mon atten­tion se porte sur l'être que j'appréhende encore comme un tortionnaire. Je plonge dans ses profondeurs, en quête de son essence et suis surprise par l'éner­gie qui l'anime en secret.

C'est un genre de musique barbare aux percutions lourdes et péné­trantes, un battement, une vibration qui tend pourtant à la célébration. Une ode étrange et intense qui fait naître une puissante émotion porteuse de promesses, de rêves, d'espoirs. Mais aussi de sourires, de caresses, de désirs ; de plaisirs !

Revenant de ma surprise, je contemple l'origine de cet émoi aux saveurs universelles et découvre ce qu'il nomme son cœur. C'est de là que viennent l'énergie, la musique ! Elles s'unissent, se tendent et se tordent pour obtenir l'accord parfait, la vibration initiale, omniprésente ; l'unicité. Alors la musique donne naissance à une émotion intense, profonde qui touche la part essentielle de mon être et me subjugue de sa beauté. C'est l'amour !

Il émane de tout son être en une vague cotonneuse et apaisante. Il semble avoir plusieurs objectifs parce qu'il donne l'impression de s'épancher dans plusieurs directions, d'avoir plusieurs buts. En fait, il est matérialisé sous la forme d'une énergie masculine, à la vibration bien différente de la mienne, et se dirige vers des énergies féminines. Au regard de sa couleur, de sa texture, de son merveilleux éclat, les liens tissés sont intenses et profonds ; comme pour une femme, pour une fille.

Mais je dois me tromper. L'une des vagues que je viens de perce­voir sur cette mer d'amour se dirige vers une île solitaire, couleur de peine et de tristesse.

S'y dresse des temples tendus vers les cieux en si grands nombres que la terre a disparue, engloutie sous les pierres et les statues. Tous sont voués à la même déesse dont le visage ne cesse de hanter les murs des édifices, les têtes des sculptures. Finalement, il ne sont que les images des restes calcinés d'un amour désormais impossible. Pourtant au centre de l'île une éblouissante clarté lance un rai de lumière vers les cieux, comme si l'amour était toujours là, aussi vivace et vivifiant, illuminant l'espace de sa magnificence. Malgré la souf­france, la douleur, une flamme n'a pas pu, pas voulu s'éteindre ; s'en était trop pour elle. Elle a continuer à resplendir pour devenir le seul point de référence, la seule étincelle de l'existence à laquelle on s'accroche, se raccroche et s'attache.

Intriguée par cette surprenante vision, je tente de percevoir cet être plus en profondeur, plus en finesse. Je me centre sur ses émotions, me branche sur sa matière puis, sa mémoire première.

Sa respiration s'accélère, son cœur bat plus fort quand j'explore et scrute sa mémoire physique où tout est écrit, imprimé ! Alors, tout s'éclaire. Son histoire me pénètre, me transperce et me donne le vertige.

Sa femme est décédé depuis plus de vingt ans, mais cette dispari­tion n'a pas tué son amour. Au contraire il en a ravivé la flamme, le désir, l'en­vie. Au fond de lui, cet amour est inextinguible, indestructible. Il est fait du magma énergétique de la vie. De l'union de deux êtres, de la fusion de deux âmes. Puis de son désespoir, de leur déchirure, leur arrachement.

 

Maintenant que je suis dans les profondeurs abyssales de sa pas­sion, je perçois les autres lignes directrices de ses élans amoureux. Sa fille partie depuis longtemps très loin d'ici dans le seul but de se libérer, de couper le contact. Ne supportant plus de voir son père révérer une vieille image du passé.

La vie qui, malgré les heurs, les plaies, les blessures, continue de le fasciner, de l'émerveiller.

Les autres êtres vivants auxquels il porte la même attention qu'à lui-même.

Les végétaux, les animaux qui participent à l'équilibre et la vie sur la surface du globe.

Et puis, sans que rien ne l'annonce ni ne m'y prépare, son amour pour nous, qu'il a choisies délicatement, avec ferveur, avec vénération parce que nous étions les fleurs préférées de son épouse et que nous sommes justes assez fermées pour ressembler à l'image qu'il a de son propre cœur. Nous sommes les prêtresses, les offrandes d'une cérémonie toute particulière ; aujourd'hui, c'est leur anniversaire de mariage !

Finalement, je ne mourrai pas pour rien, je servirai une cause, une émotion, une énergie. Cela me rassure, m’apporte la paix et fait éclore un senti­ment de joie, de satisfaction. Je veux bien offrir ma vie pour célébrer l'amour et qu'importe le temps où il se conjugue. Je veux faire resplendir sa flamme pour qu'il nourrisse le cœur des amoureux. C'est une noble, une belle cause et je suis flattée de la servir.

Maintenant, je perçois ce que j'avais, inconsciemment, occulté tout à l'heure. Il n'y a pas plusieurs niveaux ou plusieurs facettes à l'amour, mais une seule et même énergie. Elle semble multiple du fait de l'incarnation de celui qui la dispense parce qu'il en personnalise une infime partie, s'y identifie. Mais en définitive il n'a que l'Un qui englobe toute la création. Cette énergie qui se trouve partout, dans tout, en tout instant et qui permet aux atomes, aux molé­cules de se marier afin d'engendrer les hybrides qui animeront la vie. De l'amour au mouvement, du mouvement à la vie et de la vie à l'amour. Quelle magnifique création, quelle splendide et incroyable révolution !

 

Mais je vais devoir vous laisser, cela fait longtemps que je resplen­dis dans ce vase laissant constamment virevolter mes exhalaisons entêtantes. La fatigue commence à se faire sentir ; un peu comme si le voile voulait revenir couvrir mes yeux et ma conscience. Je sais et sens déjà qu'il finira par le faire, cependant je ne veux pas qu'il s'installe trop vite ; il enchaînera ma mémoire, brisera ma conscience et fera mon apologie.

J'ai du mal à porter pétales et feuilles qui déjà se flétrissent, je me sens lourde, ankylosée. De temps à autre, mon esprit vacille et semble s'éteindre, signe que le voile fait son chemin et se rapproche inexorablement de moi. Mais je ne le crains pas. A quoi bon craindre l'inéluctable...

En fait, je suis en paix. J'ai vécu ma vie de fleur pleinement, m'épanouissant sans cesse dans l'ivresse de l'existence et de son universalité qui inondait ma conscience. Fleur à l'extérieur, univers à l'intérieur. Mais tout ceci est derrière moi dorénavant. Il me faut profiter de l'instant à présent, le voile s'approche lentement ; cette fois-ci, il ne s'arrêtera pas, ne fera pas volte-face. Il viendra jusqu'à moi !

Je n'ai ni la force, ni l'envie de lutter, de le fuir. Il se tient à ma ver­ticale, comme suspendu à une quelconque décision, puis descend lentement.

Le sentiment qui s'installe en moi me surprend, c'est une invita­tion au voyage, au changement, à la transmutation. J'appréhende mes derniers instants enivrée par la paix, par la résonance à l'unisson. Je suis Un !

Mais... il est tout proche désormais et doucement je sombre, je perds conscience. Mais, avant de m'éteindre, un dernier flash pour la route, une absence et puis... silence !

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Renaissance 2015

26 Décembre 2022 Publié dans #nouvelles, #recueil de nouvelles

Un recueil de nouvelles écrits en 2015 sur les thèmes  de l'amour et de la conscience.

Couverture d'un recueil monté en 2015

Couverture d'un recueil monté en 2015

Une larme.

 

 

 

 

 

 

L'univers s'ouvre, offrant au voyageur sidéral ses mille et une mer­veilles. De son cœur s'élève un ineffable battement, porteur d'une abyssale émo­tion, qui s'éparpille à travers l'espace pour tout guérir, tout faire resplendir. Un chant céleste et divin, celui de la cohorte des anges, l'accompagne dans ce mer­veilleux accomplissement. Ensembles, ils créent une extraordinaire et unique pensée ; l'amour ! Puis, ils invoquent les muses, les convoquent pour leur confier la lourde mission de délivrer ce splendide et rédempteur message à tra­vers les galaxies, les univers.

Ce merveilleux sentiment émancipe tout sur son passage, appor­tant la délivrance qui décourage irrémédiablement l'indifférence. De ce fait, la liberté tombe les masques, se découvre plus ésotérique, plus enivrante que ja­mais. Partout l'existence prend une nouvelle teinte, une nouvelle aura et s'im­mole sur l'autel du bonheur, de la joie, affranchissant les âmes du subtil et terri­fiant joug de Chronos pour l'éternité.

Un monde se meurt, un autre naît. C'est la splendeur qui prend forme, se réalise tandis que la vie s'en va puis revient, offrant à toutes les entités cet espoir un peu fou qui les poussent à rêver d'absolu, de retour à la source.

La fontaine de jouvence coule à nouveau abreuvant les âmes et an­nihilant cette inextinguible soif qui les torturait depuis trop longtemps. Enfin, c'est l'absolution ; la libération totale et inconditionnelle de l'essence.

Les barrières, qui semblaient jusqu'alors infranchissables, tombent et écarquillent les yeux de toute la création, laissant l'émerveillement s'y installer. Les œillères s'en sont allées, laissant la vision s'esbaudir de cet uni­versel amour qui, de sa divine magie, transcende et englobe tout.

Quelque part, au milieu de cette fantasmagorie, une petite planète bleue participe silencieusement à cette transformation. Elle soutient ce grand dessein en harmonisant les existences, les âmes qui partagent sa destiné et en laissant planer le souffle prometteur de la rédemption, de la grâce.

L'un de ces habitants est particulièrement réceptif à cette évolu­tion, cette transformation, cette promesse qui l'attire, puis le guide et l'éveille.

 

Comme sortant d'un doux rêve, Richard s'est assis sur son lit, per­suadé que sa mère vient de l'appeler. Mais la nuit, le silence planent sur la de­meure familiale ; tout y est calme, endormi. Cependant, il se lève, descend vers le jardin poussé par une pulsion, aussi imperceptible qu'incompréhensible, qui le captive et le conduit, sans précipitation, vers l'extérieur.

Encore aux portes du rêve et du sommeil, il avance à tâtons, in­conscient de l'étrangeté de la situation. C'est donc avec confiance, avec sérénité, qu'il ouvre doucement la porte et pose ses pieds nus sur la terre nourricière. Aussitôt, il sait que cet instant lui appartient, qu'il est porteur de quelque chose de beau, de grand ; il le ressent, le pressent.

Du haut de ses huit ans, il lève la tête vers les cieux, isolé dans la nuit, et découvre un surprenant spectacle qu'il pense être joué pour lui seul. Son regard plein d'une étonnante ferveur, surprend les astres et les étoiles en plein mouvement, comme si ils se préparaient à une spatiale farandole. Etonnement cette perception ouvre une faille dans son cœur et y place la lumière puis un in­tense sentiment de bonheur, de bien-être. Au fond de cette anfractuosité, se dessine la surprenante vérité qui le déstabilise un peu et fait naître une forme de peine qui s'envole presque instantanément sans qu'il ne sache trop comment, ni pourquoi. Peut-être est-ce dû à cette petite voix qui parle à la pureté de son âme d'enfant et qui l'instruit de son prochain voyage de retour ; l'y prépare.

A présent, il sait ; tout est bien, tout est prêt ; l'heure est venue !

Comme pour répondre à cette injonction, une nuée d'étoiles semble se détacher et descendre vers la terre. Richard sait déjà que c'est vers lui qu'elles se dirigent. Elles viennent à sa rencontre, pour l'accompagner jusque chez lui.

Sachant qu'il ne peut faire demi-tour et revenir en arrière, les déci­sions incarnant ce moment ayant été prises il y a bien longtemps, il baisse la tête, se recueille. Ses dernière pensées vont à ses parents, à sa famille qui dort encore confortablement derrière son dos sans se douter un seul instant du des­sein qui se joue en ce moment. Mais, ses préoccupations quittent son esprit, s'éloignent ; maintenant, il est temps !

 

Guidé par des pulsions oubliées, Richard s'assoie au sol et respire ; il se prépare. Le douce litanie tombant du firmament s'est faite plus intense, plus vibrante à son oreille, renforçant son appel. Dans quelques instants le grand voyage va commencer et son être tout entier en a conscience, alors il s'y apprête calmement, ferme les yeux et laisse le destin prendre place.

Dans un premier temps, il plonge vers l'inconscience puis ses sens refont surface, étonnements différents. Il se sent léger, apaisé, prêt à être, à vivre, à tout. Si léger qu'il s'élève vers les cieux, laissant derrière lui sa famille, son passé et son corps.

Lentement tout d'abord, puis de plus en plus vite, il rejoint la fa­randole étoilée, se libère définitivement des liens qui furent tissés et créés dans les prémices de cette vie. Puis, un sourire illumine son visage lorsqu'il retrouve le peuple des étoiles, ses frères, ses sœurs. Ceux qui, comme lui, participent à l'Un, détenteur de toutes les dimensions du devenir.

Cependant, une voix, venant de loin, de plus bas, pleine de dou­leur, de peur, semble vouloir le retenir. Alors, il freine un instant sa progression et se retourne, une dernière fois, sur ce qui n'est pas encore englobé par l'intem­poralité. Là, il découvre sa mère, les bras tendus au ciel en une invocation fu­neste. Les larmes inondent son visage, déforment sa voix.

Mais Richard sait qu'il est maintenant trop tard, que Chronos s'est figé à tout jamais, que son destin est ailleurs. Cependant son cœur plein de joie, de compassion, ne s'est pas encore totalement libéré de son attachement ter­restre, de ses sentiments humains. Pour lui, c'est encore un peu sa maman. Cette perception fait monter une larme de douceur à ses yeux qui, brusquement, roule sur sa joue et quitte les cieux pour un voyage vers la terre.

 

Sa mère, toute à son affliction, ne voit pas la larme qui se dépose à ses pieds, dernier cadeau d'amour d'un enfant qui sait la souffrance mais ne connaît que la délivrance. Cadeau d'adieu pour celui qui retourne vers les cieux, parmi les siens, parmi les dieux.

Ivre de douleur, elle tombe à genoux, le visage dans les mains comme pour tenter d'endiguer le flot de ses pleurs. Puis ses jambes vacillent à leurs tours, l'obligeant à poser les mains au sol comme pour retenir le poids qui l'accable à cet instant. Elle est à son désespoir, à sa torture, prisonnière d'un piège occultant la beauté de l'instant. Puis, peu à peu, la vague de chagrin semble se retirer de son être et laisser place à une étonnante perception de la paix. De sa matrice monte un sentiment de joie, de bonheur indescriptible qui l'affranchit définitivement de sa souffrance, de son incompréhension.

Elle sait que Richard baigne désormais dans le flot universel de l'amour absolu, qu'il s'est libéré. Cette connaissance de la vérité ouvre son cœur, puis son esprit, tandis que les larmes peu à peu se tarissent, laissant place à un étonnant sentiment de joie, de bonheur, qui tisse sur son visage encore humide un sourire béat et complice.

Encore à genoux, les mains au sol, elle respire lentement, les yeux fermés, essayant de retrouver les sensations inhérentes à la vie terrestre. Sor­tant des abysses, elle redécouvre la vie, la réalité qui l'accompagne, reprend pos­session de ses sens, de ses perceptions.

Mais, elle ne se sent pas encore tout à fait prête à affronter cette nouvelle existence ; la peine est trop proche, trop palpable.

Toujours à terre, elle s'accorde un instant de répit, une minute de liberté, essayant de se débarrasser des dernières traces énergétiques de son pas­sage en enfer. Puis, parce que la vie doit continuer, parce que derrière, dans une chambre de la maison, dort encore Mélodie, sa désormais seule et unique en­fant, parce qu'il faudra lui expliquer où est allé son frère, puis la consoler et l'ai­der à grandir, elle fait un effort de volonté, reprend pied, reprend place.

En ouvrant ses yeux encore meurtris, elle devine tout d'abord plus qu'elle ne voit, un petit point brillant posé entre ses mains. Sans en avoir réelle­ment conscience, elle s'en empare, se relève lentement, le corps et le cœur en­core bien lourds, puis se dirige vers sa demeure.

En parcourant ces quelques mètres qui lui semblent s'étirer à l'in­fini, elle prend conscience de sa main serrée comme un étau, de la légère brû­lure qui stimule sa paume. Aussitôt elle s'arrête, ouvre doucement les doigts. Au milieu de cette main tendue, devant ses yeux, brille une petite larme de diamant, celle qui Richard lui a offerte pendant son ascension. Une larme de diamant comme cadeau d'adieu, symbole de la pureté d'un amour qui ne put être pleinement partagé sur cette terre. Symbole de beauté, d'espérance, de joie et de bonheur.

Cette offrande efface les dernières scories d'un ressentiment im­perceptible et la libère définitivement, lui accordant la paix. Maintenant, elle se sent merveilleusement bien, extraordinairement heureuse. Instinctivement, elle lève les yeux vers le ciel et lance une prière à l'univers qui semble éclater de rire comme un enfant ayant fait une bonne blague : « Va Richard. Sois heureux. Aime cette féerie mon enfant, tout y est si magnifique. Vie cette fabuleuse aven­ture à travers les étoiles, à travers l'univers. Moi je reste ici. Le temps court tou­jours sur le manuscrit de ma vie. Mais je sais quel fantastique amour tu portais et portes encore en toi. Merci pour tout. A bientôt ! »

Désormais tout est dit, compris, accepté. Elle referme la main sur le précieux cadeau puis reprend le chemin de la maison, le visage illuminé d'un invraisemblable bonheur. Elle retourne à sa vie, plus heureuse que jamais. Il y a encore tant de gens qu'elle aime ; tant à aimer !

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